Alors que Star Wars Jedi: Survivor est sorti depuis plusieurs mois et que le studio Respawn Entertainement vient d’annoncer que la préproduction de leur prochain jeu situé dans l’univers imaginé par Georges Lucas a commencé, peut-être est-ce là l’opportunité de revenir sur les figures iconiques que sont les Jedi et Sith.
Disclaimer de bon aloi : dans cet article n’est présentée qu’une thèse personnelle, propice au débat, et non pas des opinions tenues pour vérité.
Les combats spectaculaires entre chevaliers Jedi et seigneurs Sith ont impressionné plusieurs générations. Non seulement l’imagination de nombreux fans a été allègrement nourrie par la mise en scène généreuse du space-opera unique qu’est Star Wars, mais plus encore, les motivations et perspectives des deux factions antagonistes ont pu inspirer certains fans de la franchise, au point qu’ils n’hésitent pas à se revendiquer comme étant davantage dans la lignée des Jedi ou bien des Sith. Il faut dire que certains jeux exploitent le lore de Star Wars de manière très intéressante et développent habilement les doctrines de ces deux ordres. Pourtant, ces doctrines sont-elle complètement fictionnelles ? N’y a-t-il aucune équivalence dans notre réalité ? Plus encore, la philosophie des manipulateurs de la Force ne serait-elle pas inspirée par la philosophie de personnes dont beaucoup connaissant les noms, mais dont peu ont lu leur œuvres ?
De la spiritualité et du déisme dans SW, ou le concept de la Force
« La Force est un paradoxe, elle confère de la puissance, elle emprisonne, détruit et unit ; elle lie la galaxie tout entière et déchire les gens entre eux. Elle possède une volonté mais a besoin d’un maître. » – Dark Marr, SWTOR.
Cette citation de Dark Marr souligne la délicatesse d’appréhender, et de définir précisément ce qu’est la Force. Il est certain qu’il existe des religions et spiritualités différentes au sein de l’univers Star Wars, cependant ces cultes relèvent davantage de l’animisme ou de polythéismes primitifs que de monothéismes fondés sur la révélation. En effet, d’aucuns diraient que la principale divinité, ou du moins manifestation divine, dans Star Wars est la Force. Point intéressant, elle est considérée comme une essence à appréhender, et non comme une divinité anthropomorphique, c’est-à-dire, une entité immatérielle sur laquelle on projette une apparence, des émotions et des désirs humains. On peut donc dire, même si c’est discutable, mais c’est notre parti pris ici, que la Force est une essence liée à la vie en général. A-t-elle un plan, un grand dessein ? Mystère. C’est toute l’ambiguïté de SWTOR et KOTOR où certains personnages le prétendent.
« Les Jedi appréhendent la Force comme un compagnon et les Sith essaient de l’asservir, mais j’ai confiance en sa volonté. » -Satele Shan, SWTOR.
Essence donc, avec laquelle il est possible d’interagir par le biais d’une initiation à un savoir gardé par des ordres religieux. Jedi et Sith ont une approche différente de la relation à avoir vis-à-vis de cette essence, mais les deux factions s’accordent sur son existence, et la possibilité d’interagir avec elle par des rites ou des techniques.
Le panthéisme et déterminisme de Spinoza, ou l’Éthique du Jedi
Notre petite Terre a connu un grand philosophe qui a abordé largement les sujets de la religion et de la divinité, et les a dissociées, arguant que la première n’est que superstitions articulées autour de textes prétendument sacrés choisis arbitrairement, et la seconde quelque chose de réelle, mais dépourvu de désirs, de plans ou d’émotions. Il s’agit du philosophe néerlandais Bento Spinoza. Comme les Jedi dirigés par un Ordre aristocratique, la philosophie qu’il présente au monde dans ses ouvrages est le fruit d’un travail collégial, forgée par des moyens dialectiques avec ses amis, méthode assez courante dans les cercles universitaires et philosophiques du XVIIe siècle.
Que nous dit Spinoza quant à la divinité ? La première ligne de la première page de l’Éthique est une proposition de définition de dieu :
« Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante. » – Spinoza, l’Éthique, Chapitre 1.
Cette phrase contient deux principes fondamentaux de la pensée spinoziste : d’une part le déterminisme, soit le principe selon lequel tout effet est la conséquence d’une cause ; d’autre part, la nature de dieu, soit le principe de l’existence. Car, en effet, si l’on remonte à la cause des causes ayant mené à l’émergence de la vie et de l’Humanité, si on remonte entièrement la chaîne de causalité jusqu’aux organismes monocellulaires et à la naissance de l’univers, on aboutit nécessairement à une cause originelle qui n’a été causée par aucune cause. Autrement dit, une cause dont la caractéristique substantielle est d’être auto-causale, de s’être créée d’elle-même. Et dès lors tout devient plus clair : tout ce qui est, a été, sera, tout ce qui existe, tout cela EST la conséquence de cette cause originelle qui a comme caractéristique l’existence. Et comme tout ce qui découle d’elle existe, tous ses effets sont donc constitués de cette essence divine. C’est cela le panthéisme spinoziste. Tout est dieu, tout est en dieu. La nature (au sens de Phusis) comme véritable divinité créatrice, dépourvue de grands desseins ou de volonté, mais conçue comme une éternelle matrice génératrice de vie. « Deus sive natura », Dieu ou la nature, en tant qu’essence causant la vie (nature naturante) ainsi que ses conséquences (nature naturée).
Revenons-en à nos Jedi, à nos disciples d’un Ordre religieux qui leur apprend que la Force est un lien « liant toutes les choses vivantes, et la galaxie, ensemble », pour paraphraser Obi-Wan. Il n’est pas anodin que, dans l’univers des films du moins, seuls les Jedi soient capables d’atteindre une forme de compréhension de la Force leur permettant de survivre à l’état fantomatique après leur trépas physique. La brève méditation de Qui-Gon-Jin pendant son affrontement avec Dark Maul semble démontrer une relation vis-à-vis de la Force fondamentalement différente de l’approche Sith. Qui-Gon-Jin a-t-il, en cet instant, illustré la proposition spinoziste selon laquelle « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » ? Contrairement à leurs antagonistes existentialistes (c’est-à-dire, croire que l’on est le seul maître de son existence), les manipulateurs de la force rangés du côté de la lumière semblent suivre les principes stoïciens et déterministes de l’Éthique, à savoir : être conscient des causes qui nous affectent et nous façonnent ; être généreux, car cela est bon pour soi comme pour tous ; la recherche de la joie à travers la raison, et la modération dans les désirs ; tout cela pour se libérer de la « tyrannie des passions » qui faussent notre jugement et impactent négativement notre manière de vivre. Être bien conscient que l’on est contraint et dirigé par des causes, et essayer de se déterminer soi-même en conséquence, c’est cela la liberté chez Spinoza.
» C’est pour cela que les Jedi évitent de s’attacher aux gens et aux choses, le désir vous déséquilibre. » – Le Héros de Tython, SWTOR.
L’on pourrait également arguer que l’attachement des Jedi aux institutions démocratiques coïncide avec la défense de l’État démocratique parlementaire que l’on retrouve dans le Traité Théologico Politique, où le philosophe néerlandais avise les gouvernants que la force d’un État découle de la mise en commun volontaire des forces individuelles, dans le respect des droits individuels naturels, et la protection de la liberté de penser :
« Si donc personne ne peut abdiquer le libre droit qu’il a de juger et de sentir par lui-même, si chacun par un droit imprescriptible de la nature est le maître de ses pensées, n’en résulte-t-il pas qu’on ne pourra jamais dans un État, sans les suites les plus déplorables, d’obliger les hommes, dont les pensées et les sentiments sont si divers et même si opposés, à ne parler que conformément aux prescriptions du pouvoir suprême ? L’État n’a pas pour fin de transformer les hommes d’êtres raisonnables en animaux ou en automates, mais bien de faire en sorte que les citoyens développent en sécurité leur corps et leur esprit, et fassent librement usage de leur raison. » –Spinoza, Traité Théologico-politique, Chapitre XX.
Il est assez ironique, et naturellement regrettable, qu’en dépit de toutes ces similarités dans les prémisses, l’Ordre Jedi se soit laissé aller à une forme d’arrogance et de rigorisme doctrinal devant mener à la chute de leur ordre, et même symboliquement à une « chute du temple » pris d’assaut par l’ancienne armée clone républicaine, comme la chute de celui de Jérusalem en 70 détruit par l’ancienne armée républicaine romaine, qui fit naître le judaïsme rabbinique, celui-là même que Spinoza, apostat marrane accusé d’athéisme, a essayé de fuir (littéralement) au péril de sa vie.
De la poursuite du surhumain de Nietzsche dans un monde tragique et absurde, ou l’accomplissement du Sith
Face à cette philosophie de l’existence se dresse une autre toute aussi séduisante, mêlant critique de la morale, scepticisme, éloge de l’aristocratie naturelle, misanthropie, perception tragique d’une existence absurde vouée à la souffrance, et encouragement à s’accomplir en faisant fi des normes et des autres. C’est là la pensée d’un Friedrich Nietzsche. Une pensée qui met en valeur la figure du surhomme, cet idéal de sagesse individuelle promu dans Ainsi parlait Zarathoustra, permis par le mépris des normes culturelles, sociales et de l’emprise des États et autres entités de pouvoir ; une pensée qui loue la loi du plus fort, telle qu’exprimée dans le Crépuscule des Idoles, dénonçant la morale socratique comme l’arme des faibles face à ces grands hommes qui se sont élevés d’eux-mêmes et ont forgé l’Histoire à la force de leur volonté et de leur détermination. Il présente surtout une critique sévère de ce qu’il nomme « la morale d’esclave », soit cette invention des faibles pour se protéger des forts. Or, qu’est-ce que la morale sinon la valorisation des bonnes actions et la dévalorisation des mauvaises actions ? Mais qui donc décrète ce qui est bien ou mauvais ? La nature elle-même ? Celle-là même qui a créé les forts et les faibles ?
Car, pour lui, cette morale est un nihilisme dans une perspective naturaliste des rapports sociaux : le fort est naturellement fort, tout autant que le faible l’est naturellement, cependant le fort est actif en ce monde tandis que le faible est réactif. Personne n’irait condamner un lion pour avoir tué une gazelle, pas plus que le lion ne ressent une quelconque culpabilité. Pourquoi en serait-il différent pour les hommes ? De fait, pour se protéger des forts, les faibles ont inventé la morale pour faire culpabiliser les forts et les vaincre d’une manière détournée, qui n’implique pas l’emploi de la puissance de chacun dans une confrontation directe, dont, on se doute, le faible serait vaincu par le fort. C’est cela la critique du nihilisme chez Nietzsche : l’instauration d’une morale artificielle, permise par la coalition des faibles, dans le but de désarmer le fort, alors même que le fort a été armé par la nature et ne fait qu’exprimer son être, son énergie vitale pour reprendre la formule nietzschéenne. Les gardiens de cette morale sont alors les véritables nihilistes engagés dans une lutte contre notre véritable nature.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Nietzsche hait Socrate et ne se prive pas pour le répéter au travers de ses écrits, le père de l’exercice dialectique et de la morale hellénique est, d’après lui, le responsable de la chute des aristocraties (le gouvernement des meilleurs) face aux faibles, aux pauvres et aux soumis, dans les mains desquels Socrate a déposé des outils argumentatifs :
« Avec Socrate, le goût grec s’altère en faveur de la dialectique : que se passe-t-il exactement ? Avant tout, c’est un goût distingué qui est vaincu ; avec la dialectique le peuple arrive à avoir le dessus. Avant Socrate, on écartait dans la bonne société les manières dialectiques ; on les tenait pour de mauvaises manières. Ce qui a besoin d’être démontré pour être cru ne vaut pas grand-chose. » –Nietzsche, le Crépuscule des Idoles, Le problème Socrate.
Le Sith n’argumente pas, ne débat pas, ne s’assied pas au sein d’un conseil pour entendre des opinions divergentes et participer à une prise de décision collégiale. Le Sith prend des décisions ; en bon existentialiste il est le seul maître de sa vie, et sa compréhension de la Force est celle d’un initié maîtrisant un art et l’utilisant au service de ses ambitions et désirs. Autrement dit, de son accomplissement. Les lignes du Qotsisajak, c’est-à-dire le code sith, illustrent parfaitement cette volonté de dépassement de toutes les limites, normes, règles, hypocrisies, dans le but de s’accomplir grâce aux pulsions de passion et de désir :
« La paix est un mensonge. Il n’y a que la passion. À travers la passion, j’obtiens de la puissance. À travers la puissance, j’obtiens du pouvoir. À travers le pouvoir, j’obtiens la victoire. À travers la victoire, mes chaînes se brisent. Puisse la Force me libérer. » -Mantra du Qotsisajak.
Le parallèle avec le fameux « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » du penseur allemand est limpide, et l’arc tout entier de Dark Malgus l’illustre parfaitement. Car, pour Nietzsche, l’essence de la vie, c’est son aspect tragique. Tout est tragique dans nos existences : nous souffrons et voyons les autres souffrir ; nous mourons et nous voyons les autres mourir. Aussi, d’après lui, un pan conséquent de la philosophie vise à donner un sens à ce qui n’en a pas. La morale ? Le bien ? Le mal ? Le sens de l’Histoire ? Qu’importe puisque nous vivons et sommes destinés à mourir sans pouvoir comprendre pourquoi. Dès lors, qu’importent ces futilités spéculatives qui tentent de dissimuler l’absurdité de nos existences ? N’est-ce pas criminel que de vouloir restreindre nos brèves existences avec des normes tyranniques au bénéfice seul des faibles ? La Sith Kreia, de KOTOR, et sa haine de la Force, qu’elle considère malsaine, sentiente, dirigeant les êtres vivants malgré eux et ce sans qu’ils ne s’en rendent compte, une haine qui la conduit à vouloir « tuer la Force », constitue un parallèle éloquent avec ces thèmes de la pensée nietzschéenne.
« L’absurdité d’une chose n’est pas une raison contre son existence, c’en est une condition. » – Nietzsche, Humain Trop Humain.
L’absurde nous donne le vertige, il nous effraie, car nous ne supportons pas, au fond de nous, l’idée d’un monde dépourvu de sens sur lequel nous ne sommes que de passage, et Nietzsche souhaite que nous embrassions ce néant pour l’accepter et nous faire aller de l’avant, pour nous permettre d’aller au bout de notre existence et accomplir toutes les potentialités qui sommeillent en nous. Un concept important dans la philosophie nietzschéenne est la dichotomie entre la figure du Dionysiaque et de l’Apollinien, issue de La Naissance de la Tragédie, première œuvre de notre ami allemand. La force créative et chaotique de Dionysos confrontée à la force ordonnée et ordonnatrice d’Apollon que l’on retrouve chez chacun d’entre nous à des degrés divers, mais, au final, avec l’un ou l’autre qui prend le dessus. La société est faite d’Apolliniens et de Dionysiaques.
Pour Nietzsche, les Grecs antiques avaient compris que cette dualité entre raison et déraison était là l’essence de la vie ; une lutte constante entre ceux qui se font les gardiens d’une harmonie absurde, traquant tout ce qui va à l’encontre de cette harmonie et de ses codes factices, et ceux qui sont différents, spontanés, innovants, aventuriers, qui ne rentrent pas dans cet univers de règles morales balisant notre existence brève et dépourvue de sens. Ce n’est pas un hasard si les temples Jedi et Sith possèdent une esthétique propre qui illustre ces concepts : le temple des premiers est bien ordonné, dans un style architectural inspiré du classicisme ancien avec de grandes allées flanquées de grandes colonnes, se tenant bien visible de tous dans une métropole ; le temple des seconds est visuellement peu harmonieux, la symétrie n’est ni parfaite ni toujours respectée et le temple est dissimulé, comme s’il fallait échapper aux persécutions des gardiens de l’harmonie et n’être trouvé que par ceux qui partagent la même vision du monde. Et Socrate ? C’était un Apollinien, un moraliste soucieux d’ordre social et réprimandant les Dionysiaques comme Calliclès dans le Gorgias, Calliclès qui est déjà un Nietzsche avant l’heure. Tels Obi-Wan et le Conseil tentant de contrôler Anakin en dépit de ses potentialités, ou Senya essayant d’arracher Vaylin à l’attrait libérateur du côté obscur. Ou Dooku, considérant l’Ordre comme une institution sclérosée et décadente et lassé d’être commandé par des Maîtres qu’il juge lâches et dogmatiques.
Que retenir de tout cela ? Deux points de vue différents sont donnés, chacun doté de sa propre légitimité dialectique et argumentative, qui paraissent être les fondements bien réels des doctrines fictives des Jedi et des Sith. Dans une perspective nietzschéenne, l’on pourrait donc arguer que le conseil des Jedi est un ordre de gardiens malveillants, enfermé dans un dogmatisme doctrinal au nom d’une vertu factice et hypocrite, et au service d’une illusion qui empêche les humains de pouvoir s’accomplir au cours de leur vie éphémère, une arrogance qui doit les mener à leur perte ; de même que du point de vue de la pensée spinoziste, les Sith ne sont pas davantage que des ignares prisonniers d’un déterminisme qui les dirige et sous l’emprise destructrice de leurs passions (à l’exception de Kreia), inspirés par une éthique de la vie, certes, mais dépourvus d’une éthique morale qui les rend alors chaotiques et dangereux pour autrui.
On le voit, la pensée profonde qui inspire les ordres Jedi et Sith n’est pas fictive. Des penseurs ont déjà abordé ces thèmes de notre rapport au monde, de notre rapport à la question divine, au dogmatisme religieux, au déterminisme qui nous contrôle nous et notre existence et, surtout, de ce que nous pouvons – ou devons – faire de nos existences. Spinoza et Nietzsche n’ont d’autre ambition que de mettre une clef dans la main du lecteur, une clef qui toutefois ouvre des portes bien différentes. Demeure une question concernant le cas de notre ami Revan : est-il spinoziste ou nietzschéen ?
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