Il était une fois Godot Engine, un moteur de jeu développé à l’origine par deux Argentins, dont les débuts remontent à 2001, mais qui est devenu open-source en 2014. Sa popularité a pris un sacré coup de boost avec le fiasco de l’annonce des runtime fees de Unity en 2023, qui a rétro-pédalé plusieurs fois depuis, jusqu’à annuler complètement sa nouvelle politique tarifaire le mois dernier, en échange d’une hausse des abonnements pour utiliser son moteur.
Mais le mal est fait depuis longtemps, et le contrat de confiance entre Unity et les développeurs a été brisé. C’est dans ce contexte que beaucoup de personnes dans l’industrie, notamment dans l’indé, se sont tournées vers Godot (par exemple, les développeurs de Terraria avec leur don de 100 000 $), et sa popularité ne cesse de grandir, chaque développeur pouvant apporter sa pierre à l’édifice en soumettant des contributions au code source.
C’est alors que l’alt-right, l’extrême droite américaine, dans sa croisade contre le « wokisme » (un mot fourre-tout, décrit par le politologue Clément Viktorovitch comme « un outil purement rhétorique, une arme de disqualification massive utilisée contre le discours de gauche ») sur internet, s’est lancée à l’assaut de Godot, créant une dissension au sein de sa communauté.
Nous allons profiter de ce cas pour revenir sur ce nouveau moteur à la popularité grandissante, et doté d’un logo que vous verrez de plus en plus au lancement de vos jeux, mais c’est aussi une occasion parfaite pour admirer d’un œil maussade, le champ de ruines que laisse l’alt-right dans son sillage au sein de ce médium.
Godot ? L’open-source ? Kézako ?
Godot est open-source, gratuit et n’est détenu par aucune organisation. Il est sous licence MIT, ce qui signifie que, lorsque vous le téléchargez, votre copie vous appartient : vous pouvez même modifier son code source, renommer le moteur et le revendre (un « fork » dans le jargon). C’est aussi simple que ça. Des jeux comme Sonic Colors, Brotato, The Case of the Golden Idol, ou encore certains très attendus (Slay the Spire 2, Crown Gambit) ont été, et sont développés avec cet outil.
Le financement du moteur est tout de même géré par une organisation à but non lucratif néerlandaise depuis 2022, la Godot Foundation, avec à son conseil d’administration Ariel Manzur, l’un des deux développeurs à l’origine du moteur.
Son objectif est de gérer les contributions caritatives destinées à Godot et de les réinvestir dans divers domaines : embaucher des développeurs pour travailler sur le moteur et d’autres projets connexes, acheter le matériel nécessaire à son développement, payer les serveurs ou encore couvrir les frais de voyage pour des événements tels que la Gamescom ou la Game Developers Conference.
Voici comment la fondation décrit sa mission via son site :
« – La mission de la Fondation Godot est de soutenir financièrement la croissance, les initiatives et les activités du projet Godot Engine, un projet open-source qui propose une suite d’outils et de ressources éducatives autour du moteur Godot.
– La Fondation Godot s’efforce d’aider le moteur Godot à continuer de lever les barrières au développement de jeux vidéo et de permettre à chacun de créer des jeux vidéo de haute qualité, quel que soit leur lieu de résidence ou leur identité.
– La Fondation Godot s’engage à garantir que le moteur Godot et les autres projets qu’elle soutient restent libres et open source. » – (traduit par la rédaction)
Godot est donc une machine bien huilée, et constitue un acteur important de l’industrie, faisant désormais partie de la « sainte trinité » des moteurs de jeux, aux côtés de Unreal Engine et Unity. Ces deux derniers sont gérés par de grandes entreprises cotées en bourse, dirigées par des personnes qui se foutent royalement aussi bien des travailleurs que des consommateurs.
Rappelons les hauts faits (juste pour le plaisir) du PDG de Unity de 2014 à 2023 : John Riccitiello, un businessman avant tout, qui a bossé pour Pepsi et Haagen-Dasz à ses débuts, et n’a donc aucune affinité avec le médium du jeu vidéo. Il a quitté Unity suite au fiasco des runtime fees, mais il a aussi été PDG de notre entreprise bien-aimée Electronic Arts de 2007 à 2013. Durant cette période, il nous a gratifiés d’une réflexion particulièrement intéressante (non) sur les microtransactions lors d’une réunion avec les actionnaires :
« Quand vous avez passé six heures à jouer à Battlefield et que vous n’avez plus de munitions dans votre chargeur, et que nous vous demandons un dollar pour recharger, vous n’êtes pas vraiment sensible au prix à ce moment-là. Un consommateur s’implique dans un jeu, il peut y passer 10, 20, 30, 50 heures, et quand il y est profondément engagé, il est totalement investi. Nous ne faisons pas d’abus, mais nous faisons payer, et à ce moment-là, l’engagement peut être assez élevé. Mais c’est un excellent modèle et je pense qu’il représente un avenir nettement meilleur pour l’industrie. » – (traduit par la rédaction)
Godot est une alternative, et même une concurrence saine et indispensable, de par son orientation libre et open-source, dans un écosystème où un jeu créé sous Unity ou Unreal Engine ne nous appartient pas totalement. Godot, à l’image de Linux (qui influence la tech depuis bien longtemps), doit redoubler d’efforts pour continuer à se faire une place, n’ayant pas de revenus stables. Mais il ne fait aucun doute que dans quelques années, il aura une place prépondérante dans le paradigme du développement de jeux vidéo.
Diviser pour mieux régner
Avant d’arriver à notre drama du jour, faisons un point sur l’alt-right et ses dégâts. Cette frange politique met un point d’honneur à attaquer tout ce qui sort de sa vision conservatrice étriquée (et accessoirement, ses membres sont des pros du révisionnisme), et à qualifier de « woke » des œuvres de tous horizons. Les plus médiatisés se trouvent dans le milieu du cinéma et de la télévision, comme par exemple Disney et sa mise en avant de personnages inclusifs depuis quelques années, ou Amazon avec ses elfes à la peau noire dans Les Anneaux de Pouvoir.
Mais ici, on parle de jeu vidéo, et parmi les cibles favorites de l’alt-right se trouve par exemple le récent Space Marine 2 : un unique personnage féminin au casting qui apparaît cinq minutes, et deux Anges de l’Empereur qui ne sont pas caucasiens lui ont suffi. On pourrait citer des cas en pagaille : tous les jeux annoncés avec un protagoniste principal féminin, comme Assassin’s Creed Shadows et Ghost of Yotei, par exemple, sont les cibles des critiques d’une minorité bien trop bruyante.
Un document tourne depuis quelques semaines sur Twitter : une feuille Excel répertoriant 1 500 jeux dont 1 100 sont jugés « woke », et qui ne cesse de s’allonger jour après jour.
De nombreux contenus prônant la haine d’autrui fleurissent, et sont de plus en plus mis en avant par les algorithmes des réseaux sociaux, et nombreux sont les « créateurs de contenu » qui surfent sur cette vague.
Mais ce sont aussi les jeux indés qui en souffrent le plus. Focus et Saber font leurs ventes et n’ont pas grand-chose à faire des quelques critiques négatives à l’encontre de Space Marine 2. C’est moins le cas pour des jeux ayant peu de critiques sur Steam, qui doivent se battre pour être mis en avant sur la plateforme de Valve. Voici des exemples récents avec Caravan SandWitch et Pyrene :
Wokot, aka la sauce
Tout part de ce tweet (2,4 millions de vues) concernant Godot, qui est une réponse sarcastique à une personne affirmant que « les studios woke utilisent un moteur de jeu déjà existant, parce qu’ils ne sont pas capables de développer le leur ». S’en est suivi une vague de harcèlement envers le staff, mais aussi contre la communauté partageant leurs jeux sous ce post.
Plusieurs membres de la communauté se sont retrouvés bannis, bloqués ou limités sur les plateformes associées à Godot (Discord et GitHub). Certains donateurs ont été exclus sans aucune explication, alimentant frustration et incompréhension.
La situation a atteint un nouveau stade lorsqu’un modérateur (@Xananax) d’un serveur Discord non officiel a partagé publiquement son point de vue très agressif contre ceux qui critiquaient le tweet de Godot, aggravant encore plus les tensions (ça s’appelle jouer contre son camp). Face à cette crise, la Godot Foundation a publié un communiqué officiel, affirmant qu’elle n’avait aucun lien avec ce serveur Discord. En parallèle, elle a mis en place un formulaire pour permettre aux utilisateurs injustement bloqués de faire valoir leur droit à la réintégration.
Cet épisode a laissé une partie de la communauté dans un seum sans nom, si bien que plusieurs forks du moteur ont rapidement vu le jour. Si certains ne semblent être que des parodies, d’autres se positionnent comme de véritables alternatives « sérieuses ». Parmi eux, le Redot Engine, par exemple, se distingue particulièrement et se veut « un espace pour les développeurs Godot sans politique », clamant haut et fort qu’il s’agit d’un projet « pour l’amour du gaming ». La bonne blague.
Anecdote amusante, l’une des personnes critiquant le plus Godot n’est autre que Mark Kern, ayant travaillé chez Blizzard de 1997 à 2005. Il a notamment été chef de projet (team lead) sur World of Warcraft. Désormais, il semble avoir pour passe-temps de critiquer ce moteur, l’accusant de promouvoir le communisme. Savez-vous qui tient un discours similaire en France, et qui traite sans cesse les gens de communistes lorsque les débats ne vont pas dans leur sens ? Le parti créé par d’anciens membres de la Waffen SS.
Oui, Godot clame haut et fort des valeurs progressistes, humanistes et d’inclusivité, et ça fait du bien. Tandis qu’un géant comme Ubisoft n’ose pas le dire, et se défend même du contraire, alors que l’on incarne des anarchistes dans Watch Dogs ou que Far Cry 6 développe un propos autour d’un gouvernement totalitariste et d’une révolution.
Vous voyez comment nous avons écrit 1800 mots sur un sujet qui ne devrait même pas exister ? La futilité de l’exercice est déconcertante, et franchement, nous préférerions utiliser notre temps à autre chose. Mais la situation est à la fois grave, et si absurde que c’en est presque drôle. Cet article, qui devait simplement faire un petit point sur la polémique autour de Godot, s’est transformé en un exutoire nécessaire.
Toutes ces polémiques font autant de mal aux œuvres qu’à nous, qui devons subir ce battage médiatique épuisant (et le parallèle est facile avec les médias d’informations générale). Cela prend beaucoup plus de place que ça ne devrait, là où l’on devrait plutôt parler de vrais sujets, comme le turnover infernal des équipes dans le développement, les licenciements à profusion, l’optimisation de plus en plus catastrophique des jeux PC ou encore un million d’autres sujets plus intéressants et surtout importants.
Someone just asked if our game was woke on Steam.
My response: pic.twitter.com/OLvsw7qwIR
— Dmaw? – Wishlist Sushi Ben on Steam (@DmawDev) October 5, 2024
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n1co_m
Est-il temps de créer un label « éthique » pour les jeux vidéo ?
n1co_m
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Alexessa