Au commencement était la série de J-RPG Megami Tensei d’Atlus. Il s’agissait alors d’une série de J-RPG avec une pointe de tactical basée sur Digital Devil Story, série de romans de science-fiction écrits par Aya Nishitani, racontant l’histoire d’un lycéen doué en informatique qui parvient à créer un programme d’invocation de démons et qui provoque la colère de Loki. La série de jeux vidéo est devenue ce qu’on appelle une série fleuve et compte de très nombreuses itérations. Entre les Devil Survivor, les Shin Megami Tensei, les Devil Summoner… la série a de nombreux visages et celui qui nous intéresse précisément, c’est Persona. À l’occasion de la sortie du cinquième opus de la série qui fête ses vingt ans, je propose que l’on s’intéresse au parcours particulier de ces jeux qui s’inspirent du concept de persona tel que théorisé par Carl Gustav Jung (psychiatre suisse, 1875-1961) dans sa psychologie analytique.
Persona : pursuing my true self
De Shin Megami Tensei à Persona
C’est en 1987 que sort le premier titre de la série Megami Tensei intitulé Digital Devil Story: Megami Tensei sur la Famicom de Nintendo. Les événements du jeu se situent après les événements du roman d’Aya Nishitani. Le jeu se présentait comme un dungeon crawler et se focalisait sur les démons qui sont la marque de fabrique de la série. Celle-ci connut de nombreuses déclinaisons, et c’est en octobre 1992 que sort Shin Megami Tensei au Japon sur la Super Famicom. Si on y retrouve tout ce qu’on avait dans Megami Tensei, à savoir de la démonologie, de l’informatique et une période contemporaine, l’histoire revêt cependant beaucoup plus d’ampleur.
La série Shin Megami Tensei, comme je l’ai dit plus tôt, est une série de dungeon-RPG, c’est à dire que vous devez crapahuter dans des donjons et occire toutes les créatures démoniaques que vous trouverez sur votre chemin… Toutes ? Pas vraiment. La démonologie étant l’épine dorsale de l’univers du jeu, vous avez la possibilité d’invoquer les démons que vous croiserez, si toutefois vous parvenez à satisfaire certaines conditions. Vous pouvez par exemple taxer du fric à vos adversaires ou leur parler pour les convaincre de se joindre à vous. Ils combattront alors à vos côtés. Cet aspect collection, un peu Pokémon avant l’heure, est ce qui fait le sel de la série.
Shin Megami Tensei est une série qui a toujours eu beaucoup de succès, et aujourd’hui encore, les épisodes sont autant attendus qu’appréciés. La série Shin Megami Tensei à elle seule compte six jeux dans le tronc principal (Shin Megami Tensei I et II, Shin Megami Tensei III: Nocturne, Shin Megami Tensei: Strange Journey, Shin Megami Tensei IV et Shin Megami Tensei IV: Apocalypse) et une flopée de spin offs parmi lesquels Shin Megami Tensei: if…
Ce dernier est sorti en 1994 sur Super Famicom et a la particularité de se passer en grande partie dans un lycée. Le jeu est librement inspiré de if…, film de Lindsay Anderson avec Malcolm McDowell sorti en 1968. On suit dans cet épisode un groupe de lycéens piégés dans un monde parallèle et vous pourrez suivre quatre routes dans le jeu. Mais ce qui les détermine n’est pas votre alignement, contrairement aux plus anciens épisodes, mais le compagnon que vous choisirez pour vous accompagner dans votre aventure. Un lycée, des démons, du relationnel… tous les éléments sont présents. Shin Megami Tensei: if… est le précurseur de Persona.
C’est en 1996 que Megami Ibunroku Persona sort, sur PlayStation et PC. La série change, les démons existent toujours, mais cette fois-ci, ils sont des personas, c’est à dire les manifestations du self de chacun. Persona se réfère, je le disais plus haut, à un concept évoqué par Carl Gustav Jung. Le mot, qui signifie masque en latin, désigne la part de personnalité que l’on porte pour se couler dans la société. Il désigne donc un masque social, celui qu’on porte pour s’insérer dans la société.
I am thou…
Megami Ibunroku Persona, paru en occident sous le titre Revelations: Persona, sort en 1996 sur PlayStation au Japon et en Amérique du Nord. Il s’agit du premier volet de la série Persona. Comme toute bonne série, celle-ci va évoluer avec les moutures et le temps. On peut d’ailleurs constater deux grands moments dans l’évolution de la série : tout d’abord ce qui se rapporte à une phase de transition, c’est à dire, un moment où Persona reste encore dans le giron de sa série-mère (Persona 1 et 2 entrent dans cette phase), et une phase d’émancipation, dans laquelle Persona se détache des liens qui la relient à Shin Megami Tensei et aux précédents opus (mouvement amorcé avec Persona 3 et surtout Persona 4).
Revelations: Persona est donc, comme je le disais plus haut, le premier volet de la série Persona. On y suit un groupe de lycéens qui étudient au lycée de St Hermelin. Ceux-ci décident un beau jour de tester une légende urbaine en jouant au jeu de Persona, un genre de jeu occulte qui vise à invoquer des esprits. Au cours du jeu, les larrons tombent dans les pommes et, en rêvant, font la rencontre d’un être mystérieux du nom de Philemon qui leur donne le pouvoir d’invoquer des manifestations de leur personnalité : leurs Personas (même si techniquement, le pluriel de persona devrait être personae).
Persona ressemble énormément aux autres jeux Shin Megami Tensei. Au fond, c’est un RPG dans lequel vous pouvez invoquer de nombreuses créatures. Celles-ci ne sont autres que les démons emblématiques de la série, mais renommés « persona ». Vous deviez vous frayer un chemin dans la ville de Mikage-cho (ou Lunarvale dans la version US) infestée de démons. Le jeu proposait deux routes différentes selon les choix que vous faisiez. Cet épisode mettait en place les éléments qui deviendront les plus emblématiques de la série naissante, comme la Velvet Room occupée par l’indispensable Igor, ou les divinités Philemon et Nyarlathotep.
La version US a connu une localisation qui aujourd’hui encore fait débat. Tout, dans ce jeu, a été occidentalisé. L’action ne se passe plus au Japon, mais aux Etats-Unis, les noms de certains personnages ont été changés (Maki Sonomura devient Mary, Kei Nanjo devient Nate Trinity…) l’un d’eux a même connu un changement ethnique, le japonais Masao Inaba devenant un jeune afro-américain du nom de Mark. L’une des deux routes a aussi été retirée dans la version occidentale. Toujours est-il que Persona eut suffisamment de succès pour appeler une suite.
… thou art I!
Persona 2 est le second volet de la série, et cet épisode a la particularité d’être séparé en deux parties : Persona 2: Innocent Sin (sorti au Japon en 1999 sur PlayStation et dont le remake PSP est sorti en 2011 partout dans le monde) et Persona 2: Eternal Punishment (sorti en 2000 au Japon et en Amérique du Nord sur PlayStation). Persona 2 est probablement l’un des volets les plus appréciés des fans de la série, notamment grâce à des personnages extrêmement attachants comme Lisa Silverman (plus ou moins une Chie Satonaka avant l’heure) ou Maya Amano, ainsi que son scénario très réussi, comportant son lot de moments forts.
Dans Persona 2: Innocent Sin, dont les événements se situent trois ans après Persona 1, on suit les aventures de Tatsuya Suou, lycéen à la Seven Sister High School, qui vit à Sumaru City, ville maudite après qu’il eut invoqué par erreur une entité maléfique du nom de Joker suite à un jeu avec ses amis Lisa Silverman et Eikichi Mishina. Notre héros et ses potes se lancent à l’aventure pour réparer leur boulette et mettre un terme aux manigances de Nyarlathotep, divinité maléfique, ennemie de Philemon.
Dans Persona 2: Eternal Punishment, ce n’est plus Tatsuya qu’on dirige, mais Maya Amano qui faisait partie de l’équipe dans le précédent volet. Raconter l’intrigue signifierait spoiler la fin d’Innocent Sin donc je m’abstiendrai, mais sachez juste que le jeu est une digne suite. Persona 2 dans son ensemble a énormément plu, en partie grâce aux personnages designés par Shigenori Soejima. Le jeu avait un scénario très riche et plein de surprises, vous amenant même à affronter Adolf Hitler (!). Le jeu met aussi en place un élément qui prendra de l’importance dans le futur : le concept du Shadow-Self, qui, dans cet épisode désigne des gens qui deviennent des coquilles vides, dépourvues d’ambition.
Burn my dread.
Persona 3 est sorti en 2006 au Japon, en 2007 en Amérique du Nord et en 2008 en Europe sur PlayStation 2. Et Persona 3 est l’épisode du changement, celui de la nouvelle ère. Celui qui s’éloigne le plus de l’ADN des Shin Megami Tensei originaux dont est issue la série. Outre le bond graphique, Persona 3 étant le premier volet full 3D, il s’émancipe par bon nombre d’aspects de la série. Exit Nyarlathotep et Philemon qui restent au second plan, bye-bye les démons. Les ennemis à présent, ce sont les shadows. Et surtout, finies les personas interchangeables pour tous. Ce n’est plus qu’un privilège réservé au héros, une capacité appelée la Wild Card. Les personnages secondaires n’auront qu’une seule persona qui pourra évoluer au cours de l’intrigue. Et c’est une excellente idée, car cela amène le joueur à organiser son équipe en fonction des forces et des faiblesses de chacun. Par exemple, Mitsuru, dont la persona Panthesilea a une affinité avec la glace, sera un boulet face à un ennemi qui maîtrise le feu.
Le système de combat connaît une refonte, il est bien plus vif et repose énormément sur le fait de savoir gérer ses forces et faiblesses. Si une faiblesse est repérée et exploitée, l’ennemi tombera au sol, permettant au combattant d’avoir un tour en plus. Si le joueur parvient à exploiter toutes les faiblesses de tous les adversaires en un tour, il a accès à une All-Out Attack, technique surpuissante qui peut décider de l’issue d’un combat. Mais les personnages de l’équipe du joueur sont aussi soumis à ces règles de faiblesse/force. Les combats sont donc extrêmement tactiques, d’autant que le joueur n’aura de contrôle que sur le protagoniste, les autres combattants étant dirigés par l’IA.
L’autre grand apport de cet épisode est le système de Social Links. En effet, dans Persona 3, vous devrez mener de front vos combats contre les shadows, mais aussi votre vie sociale et scolaire. Vous pouvez donc vous faire des amis, et décider de leur accorder du temps. Bien sûr, il y a un intérêt à soigner ses connaissances. Chaque S-Link est lié à une arcane du tarot, et plus le S-Link est élevé, plus vous aurez de personas débloquées dans l’arcane correspondante, vous permettant d’accéder à des invocations de plus en plus puissantes.
Le jeu fit forte impression, notamment grâce à son imagerie morbide (pour invoquer un persona, il faut pointer un genre de revolver appelé Evoker contre sa tempe et tirer, comme si on se suicidait), et son univers très réussi. La musique n’est pas en reste, Shôji Meguro et Lotus Juice, rappeur nippon, ayant collaboré pour offrir une OST particulière et marquante (sérieusement, il y a combien de RPG dont la musique de combat commence par « Baby, baby, baby, baby… » ? ). Persona 3 connut une extension, une version augmentée intitulée Persona 3: FES qui, en plus de proposer un S-Link en plus, permettait d’avoir accès à une section de jeu supplémentaire intitulée The Answer, sortie en 2007 au Japon et 2008 en Occident, dans laquelle on dirigeait Aigis, l’un des personnages secondaires du jeu. Une version portable sortie sur PSP en 2009 au Japon, 2010 en Amérique du Nord et 2011 en Europe proposait d’interpréter au choix le protagoniste du jeu original ou son équivalent féminin, avec de nouveaux S-Link pour elle.
I’ll face myself !
Si je vous dis : une petite ville japonaise, des meurtres en série à élucider et des pouvoirs manifestant la personnalité de leurs possesseurs, et que c’est l’intrigue du quatrième volet d’une série, vous me répondrez… Jojo’s Bizarre Adventures: Diamond is Unbreakable. Et vous n’auriez pas tort, mais vous ne seriez pas très attentif, parce que ça fait un moment qu’on parle de Persona. Donc, tout simplement, c’est Persona 4. Et Persona 4, c’est le raz-de-marée. Si Persona 2 est le petit préféré des puristes, Persona 4, c’est le préféré de… ben, beaucoup de gens. Sorti en 2008 au Japon et en Amérique du Nord et un an plus tard en Europe sur une PlayStation 2 en fin de vie, Persona 4 prend tous les éléments de P3, et les améliore.
Bienvenue à Inaba, vous êtes un protagoniste anonyme (bon, plus tard nommé Yu Narukami pour les besoins de l’anime) et vous venez d’arriver dans une petite ville éloignée de tout. Recueilli chez Ryotaro Dojima, votre oncle, vous vous préparez à une année scolaire banale. Banale ? Non, car une série de meurtres étranges et de disparitions secouent la petite ville de campagne, et puis il y a cette rumeur qui dit que quelque chose se passe quand on regarde l’écran éteint de sa télé à minuit les soirs de pluie. Persona 4 vous invite donc à résoudre l’enquête sur les crimes qui frappent Inaba, aidé de vos camarades de classe.
Pourquoi Persona 4 plaît autant ? Je pencherai pour le soin apporté à l’écriture des personnages. Tout dans cet opus est fait pour que vous vous sentiez proches de vos personnages. Et c’est à mon sens l’épisode qui porte le mieux son nom de Persona (pour le moment, je n’ai pas encore fait le cinquième opus). En effet, l’un des thèmes les plus importants du jeu est l’acceptation de ses travers. Les boss que vous affronterez seront les shadow-selves de vos futurs compagnons, c’est à dire leur part d’ombre qu’ils refusent de voir, qu’ils veulent abandonner, mais qu’ils doivent pourtant accepter. Les affrontements dans Persona 4 sont autant d’ordre physique que psychologique, les héros devant apprendre à voir leurs pires défauts et les admettre, les accepter.
Les S-Links sont toujours présents mais sont bien meilleurs. Cette fois-ci, vos compagnons de combat sont inclus dans les S-Links, et ça n’a l’air de rien, mais en fait, ça permet de vraiment approfondir leurs personnages, puisque chacun a droit à un petit scénario qui lui est dédié. C’est une idée d’écriture géniale qui permet de séparer le character development du reste de l’intrigue qui peut, de ce fait, avancer et aller à l’essentiel.
Le jeu, enfin, séduit au moyen de son univers plus coloré, plus léger que l’épisode précédent, avec son rendu graphique marqué par une dominante de jaune et autres couleurs chaudes ainsi que sa J-Pop acidulée. Si l’intrigue propose toujours des moments tragiques et trois fins, le ton général n’est pas aussi apocalyptique que celui du précédent (qui tournait au tragique dans son dernier tiers). Persona 4 est l’épisode le plus « quotidien », le plus proche de nous. Persona 4 connaîtra en 2012 (Japon et Amérique du Nord) et 2013 (Europe) un portage/remaster de qualité sur PS Vita intitulé Persona 4 Golden, qui ajoute deux S-Link et pas mal de contenu.
Persona 4, une licence à lui seul ?
2013, une année difficile pour Atlus qui frôle la faillite. La société est en pleine crise et au bord de l’effondrement. C’est en septembre de cette même année que SEGA Sammy Holdings rachète la société pour 14 milliards de yens (106 millions d’euros environ). Il faut rentabiliser. Et ça tombe bien, Atlus a la poule aux oeufs d’or parfaite : Persona 4. Le jeu est populaire, le remaster a conquis, la série animée diffusée au Japon entre 2011 et 2012 aussi. Atlus décide de capitaliser sur Persona 4 pour se maintenir à flot. Si la compagnie continue de sortir d’autres jeux (comme Catherine, ou les jeux estampillés Shin Megami Tensei), elle va s’accrocher à Persona 4, consciente du potentiel fédérateur de son titre.
Et du Persona 4, les fans vont en manger. Jeux de combats, de danse, série d’animation pour compléter la saga, pièce de théâtre (eh oui !), comédie musicale basée sur le jeu de combat, cross-over avec l’épisode précédent… et tout ça, sans compter les produits dérivés purement merchandising. Persona 4 se décline à l’infini et le pire, c’est qu’on en redemande. Les jeux Persona 4 Arena sont des jeux de combats très bons (co-produits par Arc System Works, ce qui n’est pas rien), la pièce de théâtre, si elle peut mettre mal à l’aise, témoigne tout de même de pas mal d’inventivité scénographique, Persona 4 Dancing All Night est un excellent rhythm game avec une très bonne OST, Persona Q Shadow of the Labyrinth sorti sur 3DS en 2014 est un excellent dungeon crawler dans la veine d’un Etrian Odyssey et un bon exercice de fan-service (pas dans le sens putassier du terme, attention). Rien ne semble pouvoir arrêter Persona 4 qui, au fur et à mesure de ses itérations, fusionne son monde à celui de Persona 3, lançant quelques passerelles à son grand frère (au moment où les quatre films qui reprennent son histoire sortent au cinéma).
Persona 4 semble déterminé à vivre sa vie de son côté, tout comme Persona l’a fait en s’émancipant de Shin Megami Tensei. Et quand on y pense, c’est assez jubilatoire de voir qu’une série qui tient son nom d’un concept psychanalytique ayant trait à l’identité en soit venue à se forger la sienne…
Persona 5 vient d’ajouter sa pierre à l’édifice le 4 avril 2017 sur PlayStation 3 et PlayStation 4. Poursuivra-t-il dans la lancée de Persona 4 ou posera-t-il les bases d’une nouvelle direction pour la série ? Seul l’avenir nous le dira, et en attendant, je propose que nous profitions des moments épiques que nous promettent les Phantom Thieves.