Lorsque l’on pense à la tâche qui incombait à Mass Effect: Andromeda, on ne peut que ressentir de la sympathie pour l’équipe de développement derrière le titre. Il s’agissait après tout d’une équipe assez nouvelle (BioWare Montréal), chargée de la tâche titanesque de donner un nouveau souffle à une trilogie à succès, en abandonnant au passage l’un des éléments les plus appréciés des jeux précédents : sa charismatique galerie de personnages.
Cet éloignement des terres connues des fans était totalement indispensable, ceci en grande partie à cause de la fin de Mass Effect 3, un final dont toute suite devait être éloignée pour des raisons narratives. De plus, il était hors de question pour Electronic Arts de regarder le cadavre encore chaud de Mass Effect sans se dire qu’on pourrait revendre ses organes pour arrondir ses fins de mois.
Des Fleurs pour Algernon
Mass Effect: Andromeda est venu à l’esprit du rédacteur de ces lignes en fin d’année 2020, suite à la sortie de cette horrible version console de Cyberpunk 2077. À l’instar de Cyberpunk, il est probable qu’un jeu fort soit enfoui là-dedans, bien qu’il soit difficile de l’apercevoir puisqu’il fonctionne à peine. Dans le cas d’Andromeda, à sa sortie, de très nombreux bugs mécaniques étaient également aggravés par des expressions faciales étranges qui ruinaient la narration et par des personnages dont on avait l’impression qu’ils souffraient à chaque phrase prononcée (chaque ligne de dialogue aurait pu être suivie d’un « Tuez-moi »).
En quelques jours à peine après sa sortie, Andromeda était devenu un réservoir à mème sur internet, et ce quelle que fût la qualité du jeu sous-jacent. La même menace plane aujourd’hui encore sur Cyberpunk : le cycle d’un éditeur gonflé d’orgueil forçant une sortie très médiatisée d’un jeu dans un état lamentable est apparemment aussi condamné à se répéter qu’une flotte de Moissonneurs venant récolter la galaxie.
Mais trêve de digression (quoique…). Revenir à Andromeda en 2021 est une expérience très ambivalente. Patch après patch, le titre fonctionne bien mieux techniquement aujourd’hui qu’en 2017 (année de sortie de Nier: Automata et de The Legend of Zelda: Breath of the Wild, délicate concurrence). À ce jour, le moteur graphique Frostbite tourne plutôt bien sur PC, et BioWare s’est efforcé de corriger de nombreux bugs (mais pas tous) ainsi qu’énormément de problèmes d’animation qui rendaient l’expérience risible. En tant que jeu vidéo brut, il est immédiatement plus fonctionnel.
Cela nous permet de nous concentrer plus facilement sur le jeu lui-même. On sait aujourd’hui de source sûre qu’à un moment donné de son développement, Mass Effect: Andromeda devait proposer des planètes générées de manière procédurale à la manière d’un No Man’s Sky. En fin de développement, le choix s’est porté sur de grandes planètes ouvertes construites de A à Z. C’est probablement l’un des choix les plus rationnels que l’éditeur ait pu faire, sans doute influencé par le fiasco des débuts dudit No Man’s Sky…
Afin d’explorer ces terres inconnues, BioWare Montréal offre au joueur un véhicule beaucoup plus maniable que le légendaire Mako, le Nomade NDI (dont le design fait penser à une célèbre marque de voitures radiocommandées). Quant aux combats, ils sont plus fluides et plus rapides. L’influence de Dragon Age Inquisition se fait également fortement sentir, Andromeda proposant des environnements en monde ouvert de grande taille avec ses propres histoires, quêtes secondaires et défis.
Toutefois si l’aspect technique est aujourd’hui « sauvé », et que la forme s’en sort désormais avec la mention honorable, le fond, lui, reste très problématique.
Les Enfants d’Icare
L’histoire de Mass Effect: Andromeda suit un tout nouveau personnage du nom de Ryder (« Cavalier », après Shepard/Sheperd « Berger », restons dans les grandes étendues de plats pays), et commence juste après les événements de Mass Effect 2, avant l’invasion des Moissonneurs. Ryder commence son voyage de 600 ans en cryo-sommeil et se réveille en étant l’un des premiers colons à explorer la galaxie d’Andromède.
Ryder est un Pathfinder, un explorateur formé au combat, mais peu expérimenté, qui mène une expédition dans le cluster Helius situé dans la galaxie d’Andromède. Votre héros/héroïne (vous avez le même choix de personnalisation que dans la trilogie d’origine) hérite son statut de pionnier de son père, le précédent Pathfinder du Tempest, un navire assez similaire au SSV Normandy du premier M.E.
Votre mission principale est d’établir un nouveau foyer pour les humains et de construire de toutes nouvelles colonies pour soutenir la race humaine.
Ne prenons pas de gants : la plus grande déception d’Andromeda reste son récit. Sur le principe, amener le lore de Mass Effect à s’étendre dans une autre galaxie était un moyen intelligent de conserver les éléments clés de la franchise tout en prenant un nouveau départ. Les nouveaux développeurs voulaient abandonner les éléments les plus gênants et les plus restrictifs de la tradition de la trilogie originale (l’omniprésence du Conseil, la menace perpétuelle des Moissonneurs, etc.) pour s’envoler vers la galaxie d’Andromède. Mais l’horrible sentiment d’avoir jeter le bébé avec l’eau du bain est omniprésent dans ce jeu.
Le nouveau champ des possibles offert par Andromède et le pitch de base de l’histoire fonctionnent sans aucun doute possible. Il y a quelque chose d’épique dans le fait d’être des étrangers dans une galaxie lointaine, loin de la sécurité relative d’une communauté galactique. Mais jamais le récit n’est à la hauteur de ses ambitions ou de ses prédécesseurs.
De plus, aucun des membres du casting d’Andromeda n’est aussi charismatique que les personnages de la trilogie Shepard, et ce en incluant les peu intéressants Zaeed et Kasumi. Les membres de l’équipe tiennent plus d’un épisode des Power Rangers que d’un roman de Frank Herbert. Quant à vos ennemis principaux, les Kett, ils sont assez menaçants, mais donnent l’impression de manquer de motivation et de développement.
Cela ne veut pas dire que les Moissonneurs étaient bien développés dans le premier Mass Effect, mais ils avaient au moins Saren comme personnage fort pour représenter leur menace. Ultime indice que quelque chose ne va pas : l’un des moments les plus forts du jeu est d’entendre la voix off de l’une des stars de la trilogie Shepard…
Ce problème n’est pas uniquement lié à l’histoire. Par moment, le jeu a même une petite chose ou deux à dire sur le colonialisme, et certains des mondes et races extraterrestres nouvellement établis sont bien pensés. La trame globale du scénario fonctionne même assez bien si on passe sur ses incohérences. Mais la base nécessaire au fonctionnement d’un Mass Effect, à savoir des personnages forts et sympathiques dont les relations peuvent vous ancrer et vous entraîner à travers cette histoire, n’est pas là, et certainement pas à la hauteur de ses aïeux.
Finissons par un mot rapide concernant l’ambiance sonore, pour laquelle John Paesano (Le Labyrinthe, la série télé Daredevil) a la lourde tâche de succéder à Jack Wall (Mass Effect 1 et 2) et Sam Hulick (Mass Effect 1, 2 et 3), Christopher Lennertz, Cris Velasco et Sascha Dikiciyan (Mass Effect 3). Il s’en tirera avec les honneurs, mais jamais il n’arrivera à donner le souffle épique dont aurait dû bénéficier cette bande originale pour qu’elle reste inoubliable.
Perdido Street Station
Mass Effect: Andromeda n’a pas que des défauts. Y rejouer aujourd’hui permet aussi d’affirmer sans conteste qu’il propose le meilleur système de combat et le plus intéressant de la série. Les profils sont beaucoup plus flexibles que dans la trilogie Shepard, grâce à un système décrit à l’époque comme s’apparentant à des «classes fluides». Cette fluidité se combine avec un plus grand panel de mouvements dans l’environnement, ce qui permet à M.E.: Andromeda d’être un jeu plus actif, et plus axé sur l’agressivité que l’étaient les trois premiers opus.
Mais contrairement à ce que nous pourrions penser, cette qualité ne fait que rendre l’ensemble encore plus amer. Electronic Arts a poussé tous les potards à onze en termes d’action, au détriment de l’ambiance générale du titre. Ce que tous les fans de la licence redoutaient depuis le deuxième opus est arrivé : Mass Effect est devenu un TPS générique, avec un scénario prétexte.
Le subtil équilibre entre action et RPG qui était maintenu sur Mass Effect 2 et 3 s’effondre totalement ici. Pour la première fois dans la série, votre humble serviteur s’est vu matraquer le bouton permettant de passer les dialogues pour profiter du prochain affrontement. La désagréable impression d’avoir fait rentrer au forceps l’univers de Mass Effect dans un jeu d’action pur est ici difficile à digérer. Le fait que Patrick Söderlund soit aux commandes de ce M.E. n’y est sans doute pas étranger. Pour information, il s’agit de l’homme derrière la licence Battlefield. Chacun en tirera les conclusions qu’il souhaite.
Qu’on ne s’y trompe pas, ces critiques ne sont pas motivées par la nostalgie. Il est toujours louable de vouloir faire évoluer une recette classique. Un rapide coup d’œil aux licences Final Fantasy ou Zelda le montre de manière flagrante. Renouveler une formule qui fonctionne permet de produire des jeux de qualité (FF XII, ne vous en déplaise), voire des chefs-d’œuvre (Breath of the Wild).
Andromeda est à Mass Effect ce que Dark Alliance est à Baldur’s Gate. Un jeu d’action fun, mais si éloigné de son matériau d’origine qu’on ne saurait lui arroger le titre d’opus digne de la saga originelle.
La Prophétie
C’est en 1948 que le sociologue Robert K. Merton emploie pour la première fois le terme de self-fulfilling prophecy, traduit habituellement par prophétie autoréalisatrice, dans le titre d’un article destiné à en inspirer beaucoup d’autres. Il en donne la définition suivante :
C’est, au début, une définition fausse de la situation qui provoque un comportement qui fait que cette définition initialement fausse devient vraie.
Merton montre qu’une croyance a d’autant plus de chances de voir ses conséquences annoncées se réaliser que les gens commencent à y croire. L’exemple le plus connu est celui de l’effet Pygmalion : un professeur qui croit en la qualité de ses élèves va les traiter comme tels et, se sentant valorisés, ces élèves vont se conformer à la vision du professeur pour devenir de bons élèves.
Il ne faut cependant pas confondre la prophétie auto-réalisatrice avec un cercle vicieux ou vertueux : la base d’un cercle vertueux est un acte ; la base de cette prophétie est une croyance, c’est-à-dire que cela n’existe pas à l’origine, et que c’est son évocation qui rend vraies les conséquences.
Merci de votre attention pour ce moment sociologique.
Pourquoi évoquer cela ici ? Revenons sur le choix du titre de l’opus qui nous intéresse : Andromeda. Andromède est la fille de Céphée, le roi d’Éthiopie (pas le pays d’Afrique, mais plutôt l’actuel Liban), et de Cassiopée. Sa mère prétendait être plus belle que les Néréides (des nymphes marines). Jalouses, les Néréides avaient demandé à Poséidon de les venger de cette insulte. Poséidon avait alors envoyé un monstre afin de ravager l’Éthiopie (et non, ce n’est pas le Kraken, vous avez trop vu le Choc des Titans).
Interrogé par le roi, un oracle prédit que le pays sera délivré de ce fléau si la fille de Cassiopée était exposée comme victime expiatoire attachée à un rocher. Sous la pression de ses compatriotes, Céphée dut consentir au sacrifice, et l’on attacha la jeune fille à un rocher. Persée, héros de retour d’expédition, la vit, en tomba amoureux, et promit à Céphée de délivrer sa fille s’il consentait à la lui donner comme femme. Céphée y consentit. Persée tua le monstre et épousa Andromède.
Andromède est l’archétype de la victime sacrificielle. Quel drôle de nom à donner à un jeu auquel on souhaite succès et réussite. Vous allez me dire « ils ont disjoncté chez NG+, après la socio relou, on se tape de la mythologie à la Saint Seiya, pourquoi il dit pas qu’Andromeda, c’est nul acier comme Superman ? ».
Certes, l’histoire pose pour base le voyage vers la galaxie d’Andromède, et le choix du nom n’est que coïncidence. Mais prenons un peu de recul : M.E. Andromeda avait deux buts. Le premier était de capitaliser un maximum sur la licence Mass Effect, le second de voir combien de coups le titre allait encaisser. E.A. savait pertinemment dans quel état leur jeu sortait, et quels allaient être les retours critiques et publics. Les éditeurs savent s’ils livrent des titres cassés ou non, et s’ils les envoient à l’abattoir ou s’il vont être portés aux nues.
Avec quatre années de recul sur Mass Effect: Andromeda, et plus encore sur la politique éditoriale de E.A., il est assez aisé de comprendre que ce jeu était tout bonnement un test. Cependant, malgré cinq ans de développement et ses 40 millions de dollars de budget, en montant sur le ring, M.E.A. était trop peu préparé. Avec une avalanche de coups sans pouvoir riposter, les quelques tweets de défense des responsables d’E.A. et de BioWare n’y ayant rien changé, Andromeda a fini par être mis K.O.
Il ne nous reste plus qu’à espérer que tel Persée, le récemment annoncé Mass Effect 5 viendra libérer Andromeda BioWare de ses chaînes.