Fiche de perso est une nouvelle rubrique dans laquelle nous allons tirer le portrait d’acteurs du jeu vidéo, réels ou fictifs, qui pèsent ou ont pesé sur l’industrie. Aujourd’hui, on s’arrête un peu sur le personnage principal de The Last of Us, Joel (Miller, à en croire la documentation accompagnant l’édition japonaise du jeu – mais son nom n’est mentionné nulle part ailleurs). Attention, si vous comptez découvrir le jeu avant de vous plonger dans son second épisode, mieux vaut remettre à plus tard la lecture de cette chronique à haute teneur en spoilers.
We don’t need another hero
The Last of Us nous raconte, un peu à la manière d’un The Walking Dead, la difficulté de conserver un semblant de civilisation dans « le monde d’après » (une expression décidément à la mode en ce moment…), un monde post-apocalyptique dans lequel – en gros – un champignon transforme les humains en zombies. Le jeu nous laisse faire connaissance avec son héros, Joel, quelques heures avant la chute de la civilisation.
C’est alors un père célibataire (on ne sait pas ce qui est arrivé à la mère de sa fille) d’une grosse trentaine d’années, qui lutte au quotidien pour s’occuper de sa fille. On comprend rapidement qu’il ne roule pas sur l’or, et qu’il doit travailler dur pour payer sa maison. Nous allons alors vivre aux côtés de Joel le début de l’épidémie, et voir la descente aux enfers d’un père de famille, « américain moyen », que, comme souvent dans ce genre d’histoire, rien ne destinait à devenir un héros. D’ailleurs, il n’en sera pas un, et c’est l’une des forces de The Last of Us.
The Last of Us est bien entendu un jeu sur la paternité. Avec la disparition brutale de sa fille, Sarah, c’est ce qui ronge Joel tout au long de l’aventure. C’est aussi ce qui lui permettra de se reconstruire, sa relation avec Ellie se transformant doucement, et malgré les efforts de Joel pour l’éviter, en une relation père-fille un peu cassée, à l’image du monde dans lequel ils évoluent tous les deux.
« Tout le concept de The Last of Us est d’essayer de créer un lien, et d’essayer de reproduire les mécaniques et les histoires d’une relation père-fille. » – Neil Druckman lors d’un entretien avec Dan Trachtenberg, DICE Summit, février 2018.
Bonus pater familias
Mais The Last of Us est avant tout un jeu qui pose la question de la morale. Du curseur qu’on place quelque part entre bien et mal. De la morale appliquée à soi-même, et de celle qu’on applique à la société. « Tu ne tueras point » est un commandement unanimement reconnu et admis.
Cependant, dès le début du jeu, quand son voisin (infecté, mais les personnages n’en ont pas encore pleinement conscience) pénètre de force dans son salon, et que sa fille est alors menacée, Joel ne se pose aucune question et l’abat assez froidement.
Quelques minutes plus tard, alors que Joel, son frère et Sarah fuient en voiture une ville à feu et à sang, Joel prend la décision très ferme de laisser sur le bord de la route une famille qui leur faisait signe de s’arrêter. Ce faisant, il les condamne très probablement, faisant le choix de protéger sa fille à n’importe quel prix.
Ces deux événements conjugués à la mort de Sarah qui surviendra quelques dizaines de minutes plus tard détruiront le Joel « américain moyen » des premières séquences du jeu pour laisser place à ce survivant amoral et détaché que nous suivrons toute l’aventure.
Et c’est à travers ce personnage qui n’a plus rien à perdre, ni à quoi se raccrocher, que se poseront ces grandes questions de morale, et ce jusqu’au final grandiose où c’est la survie même de l’humanité qui est en balance. Mais la survie de l’humanité n’est-elle pas, finalement, la raison d’être de la morale ? Une société sans morale n’est-elle pas justement appelée à la destruction – à l’autodestruction ?
En français, et notamment en droit civil, l’expression « bon père de famille » est employée pour désigner un comportement juste, raisonné et responsable. On parle par exemple d’une « gestion de bon père de famille ». En voyant sa fille mourir dans ses bras, Joel perd ce statut de père de famille pour devenir un survivant. Il ne sera plus, désormais, raisonné et responsable, mais agira pour assurer sa survie.
L’introduction du personnage d’Ellie, d’abord juste un colis, une marchandise, fera revenir peu à peu l’humanité de Joel. Ellie lui sauvera la vie. Littéralement, quand Joel est grièvement touché par une flèche et qu’Ellie s’occupe de lui, mais aussi métaphoriquement, lui rendant une raison de vivre.
Resident Evil
Comme dans presque tous les récits post-apocalyptiques ou de zombies, le danger vient souvent plus des autres survivants que des revenants ou autres monstruosités. On trouve une illustration assez récente de cette idée dans les comics de Robert Kirkman, The Walking Dead : chaque fois que le petit groupe de survivants mené par le manchot Rick Grimes se trouve un abri et réussit à se reconstruire un semblant de quotidien, ce sont d’autres survivants, humains, qui viennent détruire tout ce qui avait été bâti.
Et c’est la multiplication de ces rencontres malheureuses qui transformeront doucement Rick en chef de bande brutal prêt à toutes les trahisons pour protéger les siens. On pourrait ainsi voir de nombreux points communs entre Grimes et Joel, deux personnages en charge d’une responsabilité qu’il n’ont jamais voulu porter. The Last of Us était d’ailleurs d’abord, dans la tête de Neil Druckman, destiné à être un comic book, mais le projet n’a pas été retenu par Image Comics.
La nuance qui rend le questionnement moral plus subtil dans The Last of Us, c’est que l’ennemi n’est pas toujours « méchant », et la menace ne s’incarne pas systématiquement dans les membres d’un gang venus s’emparer des ressources ou de l’abri des héros. Si on rencontre de multiple fois des pillards et autres charognards sur notre route, l’équipe médicale qui menace Ellie à la fin du jeu le fait dans l’espoir de trouver un remède à la pandémie, et de sauver l’humanité.
La question qui est alors posée à Joel est celle-ci : dois-je sacrifier celle qui est devenue ma fille pour sauver l’humanité, ou abandonner l’humanité pour sauver ma fille ? Et au-delà de cette question, l’humanité, ou ce qu’il en reste, telle qu’on l’a rencontrée et souvent affrontée pendant le jeu, vaut-elle d’être sauvée ?
Jusqu’à la dernière seconde du jeu, The Last of Us repose tout en entier sur Joel. Ellie est une sorte de faire-valoir qui permettra surtout de construire le personnage de Joel, et de lui imposer les questionnements moraux mentionnés ci-dessus. Or, on le sait, c’est Ellie qui tiendra le haut de l’affiche de The Last of Us Part II.
Nous n’avons aucun doute quant à la capacité de Naughty Dog à nous fournir un jeu à la réalisation impeccable et cinématographique, aux décors époustouflants et au gameplay solide (que ce dernier soit original est une autre question qui n’a jamais trop fait partie des ambitions du studio).
La quête de revanche qui semble se dessiner et la plongée d’Ellie dans la violence que nous avons pu entrevoir dans les premières images du jeu seront-elles à la hauteur de la profondeur d’écriture du premier épisode ? C’est notre plus grande crainte quant à The Last of Us Part II, qui sera, à n’en pas douter, un très bon jeu. Sera-t-il un aussi grand jeu que son prédécesseur ? Réponse dans deux semaines…