Fiche de perso est une rubrique dans laquelle nous tirons le portrait d’acteurs du jeu vidéo, réels ou fictifs, qui pèsent ou ont pesé sur l’industrie. À l’occasion de l’anniversaire des 40 ans de Rare, nous allons revenir sur ce qui a fait entrer ce studio dans la légende.
Il y a des entreprises qui ont marqué l’univers du jeu vidéo de leur empreinte. Vous avez sûrement des noms en tête, et celle dont nous allons parler ici en fait sans doute partie : Rare. La société fête cette année ses 40 ans ! Pendant ces quatre décennies, elle a marqué plusieurs générations de joueurs avec une multitude d’excellents jeux, de California Games à Sea of Thieves, en passant par Donkey Kong Country et GoldenEye 007. Plongeons-nous dans l’histoire de cette entreprise légendaire.
Des débuts timides
L’histoire de Rare commence en réalité en 1982. À cette époque, Tim et Chris Stamper fondent une société de développement de jeux vidéo baptisée Ultimate Play the Game.
Pendant trois ans, ils développent une vingtaine de jeux sur le ZX Spectrum. Leur premier gros succès est Jetpac, un jeu de plateforme dans lequel on doit assembler et ravitailler une fusée tout en évitant des aliens. Il se vend à 300 000 exemplaires. Ils feront encore mieux l’année suivante avec Sabre Wulf, un jeu d’aventure coloré qui s’écoulera à près de 500 000 copies, un des records de la ZX Spectrum. Mais c’est Knight Lore, sorti en 1984, qui leur apportera une véritable reconnaissance. Ce jeu introduit pour la première fois le moteur Filmation, proposant une vue isométrique en pseudo-3D sur micro-ordinateurs — une révolution pour l’époque.
Ces succès propulsent Ultimate Play the Game vers les sommets, au point d’attirer la convoitise de nombreuses sociétés, notamment l’éditeur U.S. Gold. Par l’intermédiaire de sa filiale Telecomsoft, celui-ci apprend que les deux frères souhaitent quitter l’industrie du jeu vidéo, et en profite pour racheter leur entreprise.
L’aventure Rare commence !
Toutefois, l’idée que Chris et Tim ne voulaient plus développer de jeux vidéo n’était qu’un stratagème. En réalité, ils sentaient que l’ère du micro-ordinateur touchait à sa fin. Frustrés par les limites technologiques de ces machines, ils voyaient en la NES l’avenir du jeu vidéo. C’est ainsi que Rare voit le jour en 1985, avec un objectif clair : développer des jeux sur NES.
À cette époque, les deux frères se rendent directement chez Nintendo pour présenter plusieurs démos techniques. Bluffés par le talent et la maîtrise technologique de l’équipe, les dirigeants de Nintendo leur accordent une liberté totale, et même un budget illimité pour travailler sur des jeux NES. Résultat : en à peine 9 ans, Rare a développé plus de 60 jeux sur la console de Nintendo ! Parmi les plus connus, on peut citer R.C. Pro-Am, un jeu de course de voitures télécommandées en vue isométrique, considéré comme l’un des précurseurs du genre et qui a sans doute grandement inspiré les futurs Micro Machines et Rock ‘n’ Roll Racing.
Mais le plus célèbre d’entre eux est Battletoads : un beat ’em up parodiant les Tortues Ninja, dans lequel on incarne des crapauds mutants. Sa grande force ? Une immense variété de gameplay : phases de plateforme, de course, d’escalade, de shoot… un vrai concentré d’idées. Ce fut leur plus grand succès sur NES, avec de nombreux portages sur d’autres consoles, et même un reboot en 2020 !
L’age d’or Nintendo
Conscient que Rare contribue grandement au succès de la NES, Nintendo décide de racheter 49 % de la société en 1994, faisant de l’entreprise un studio second party de Nintendo. Un partenariat qui va s’avérer particulièrement lucratif, au vu des hits que Rare va proposer pour la Super Nintendo et la Nintendo 64. Avec ce nouveau rôle au sein de la firme nippone, les frères Stamper veulent marquer l’industrie du jeu vidéo.
Dans un premier temps, Rare investit 1 million de dollars dans une technologie révolutionnaire pour l’époque : les stations Silicon Graphics (SGI), très utilisées dans les effets spéciaux de films comme Jurassic Park. L’idée des deux frères ? Créer des sprites 2D pré-rendus à partir de modèles 3D. Un pari risqué… mais qui va s’avérer extrêmement rentable.
Chris Stamper rencontre alors les dirigeants de Nintendo pour leur présenter un prototype, et obtient exactement ce qu’il espérait : tout le monde est bluffé par le rendu visuel. C’est quelque chose jamais vu auparavant dans l’industrie du jeu vidéo, et Nintendo flaire le bon coup. Profitant de cet enthousiasme, Chris demande alors l’autorisation d’exploiter un jeu du catalogue Nintendo — une licence mise de côté depuis des années : Donkey Kong. Les dirigeants acceptent, et Rare passe les 18 mois suivants à moderniser la licence.
En 1994, sort alors Donkey Kong Country. Le succès est immédiat : le jeu se vend à plus de 9 millions d’exemplaires, ce qui en fait le troisième plus gros succès de la SNES. Fort de cette réussite, Rare développera deux suites qui connaîtront elles aussi d’excellentes ventes. Sur la période SNES, Rare n’aura développé que six jeux, mais leur qualité est indéniable, avec trois licences phares : Battletoads, Donkey Kong Country, et Killer Instinct.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Rare veut toujours marquer l’industrie du jeu vidéo, et va continuer de le faire sur la nouvelle génération de consoles Nintendo : la Nintendo 64.
Tout commence avec le légendaire GoldenEye 007, une adaptation culte du film de James Bond avec Pierce Brosnan. Le jeu connaît un immense succès, notamment grâce à ses missions variées, mais surtout grâce à son multijoueur local à 4 joueurs en écran splitté, devenu mythique. Aujourd’hui encore, l’influence de GoldenEye 007 est visible dans les FPS modernes : c’est le premier jeu à introduire l’assistance à la visée, mais aussi à différencier les dégâts selon les parties du corps touchées. Si aujourd’hui vous pouvez faire des headshots qui tuent instantanément vos adversaires, c’est en grande partie grâce à Rare !
Rare développe également une nouvelle licence, devenue l’un des meilleurs jeux de plateforme 3D jamais créés : Banjo-Kazooie. On y incarne simultanément un ours maladroit, Banjo, et un oiseau sarcastique, Kazooie, dans un univers aussi coloré que farfelu. Le jeu est salué pour son humour, ses musiques mémorables et son gameplay parfaitement maîtrisé.
Le studio poursuit aussi l’aventure Donkey Kong avec Donkey Kong 64, le tout premier jeu à nécessiter l’utilisation de l’Expansion Pak, qui permet d’améliorer les performances de la console. Puis Rare ose un pari fou : concurrencer Mario Kart, l’une des licences les plus fortes de Nintendo, avec Diddy Kong Racing. Un Mario Kart-like qui parvient à se faire une place à ses côtés, grâce à des idées novatrices qui inspireront de nombreux jeux par la suite : trois types de véhicules (voiture, hovercraft, avion), une aventure solo scénarisée avec un hub central, des défis, des boss et un multijoueur à 4 avec des objectifs variés
Le divorce
Au début des années 2000, la Nintendo 64 laisse place à la GameCube. Mais ce n’est pas le seul changement majeur dans le paysage du jeu vidéo. En interne, Nintendo revoit sa politique éditoriale. Et Rare commence à sentir la tension monter.
Le contrôle de Nintendo sur le studio devient un carcan : Rare se voit limité dans ses projets, pendant que Nintendo concentre de plus en plus ses efforts sur ses propres studios. Frustrés par cette situation, Tim et Chris Stamper font une proposition à Nintendo : racheter les 51% restants, et devenir un studio totalement intégré à l’écosystème Nintendo. Mais Nintendo traîne des pieds, peu convaincu par l’idée.
C’est alors que Microsoft entre en scène. La firme de Redmond cherche à renforcer son image de marque dans le jeu vidéo. Sa console, la Xbox, a déjà ses fers de lance dans le jeu “mature” (Halo, Project Gotham Racing…), mais manque cruellement de mascottes colorées et de licences familiales pour toucher un public plus large. Rare, avec son historique Nintendo, représente l’opportunité parfaite. En 2002, Microsoft achète 100% de Rare pour 375 millions de dollars. Le discours est séduisant : “Vous aurez toute la liberté créative que Nintendo vous refusait.” Mais très vite, la désillusion s’installe.
“Microsoft et Rare étaient un mariage raté dès le départ. Le marié était riche, la mariée était belle. Mais ils voulaient créer des jeux différents, et de manières différentes.” – Martin Hollis, ancien employé chez Rare
Avec ce rachat, Rare perd ses repères. Microsoft, qui ne comprend pas vraiment l’ADN du studio, commence à orienter les productions en fonction du marché, sans cohérence avec l’histoire ou la philosophie de Rare. Résultat : Conker: Live & Reloaded est censuré, au grand désespoir des fans. Et Banjo-Kazooie: Nuts & Bolts prend un virage inattendu, avec un gameplay de construction de véhicules éloigné de l’ADN de la licence.
“Nous avons progressivement introduit certains comportements propres à Microsoft, qui se sont infiltrés dans nos méthodes de travail : davantage de réunions, d’évaluations de performance […] ces changements ont commencé à éroder la culture et les méthodes de travail traditionnelles de Rare. Nombre de personnes qui y travaillaient depuis longtemps ont trouvé ces changements extrêmement difficiles à accepter. » – Phil Tossell, ancien employé chez Rare
Cette frustration va entrainer le départ de nombreux cadres de Rare ainsi que des 2 fondateurs de l’entreprise en 2005.
Le Kinect
en 2006, Nintendo connait un succès historique avec la Wii. Le concept est simple : faire jouer tout le monde, même les non-initiés grâce au motion gaming. Microsoft observe ça d’un œil intéressé et décide de créer sa propre réponse technologique : le Kinect. Mais voilà, il ne suffit pas de créer la technologie, il faut aussi des studios pour la mettre en avant. À cette époque, Rare est dans une grande période de flou. L’ambition de Microsoft d’en faire le Nintendo de la Xbox est un retentissant échec. l’entreprise conçoit des jeux sans aucune vraie direction.
Aussi, Microsoft prend la décision de réorganiser complètement le studio pour en faire le principal fournisseur de jeux Kinect. Malheureusement, les problèmes existant avant cette réorganisation sont toujours présents, à savoir le manque de liberté. Microsoft veut copier ce qui fait le succès de la Wii alors que Rare aimerait se servir de cette technologie pour proposer des projets innovants. “On avait des idées. Des concepts originaux. Et on nous a dit : faites un jeu de bowling.” aurait-on entendu dans les couloirs du studio, à l’époque.
La renaissance
Malgré les efforts acharnés de Microsoft pour imposer le Kinect comme un nouveau standard, le périphérique peine à trouver son public. Rare voit peu à peu s’éroder son identité créative. Les fans de la première heure ne s’y retrouvent plus, et en interne, la frustration monte. En 2014, Microsoft revoit enfin sa stratégie. Rare est libéré des contraintes liées à Kinect et retrouve un certain degré de liberté créative. Mais cette décision arrive trop tard : la quasi-totalité des employés historiques, ceux qui avaient façonné l’âge d’or de Rare à l’époque de Nintendo, ont déjà quitté le navire. Certains fondent même leurs propres studios, comme Playtonic Games (Yooka-Laylee)
Malgré la perte de talents, cette nouvelle politique permet à Rare de retrouver un peu de son ADN, en proposant des idées neuves et originales, sans contrainte marketing excessive. C’est dans ce contexte qu’est conçu Sea of Thieves : un jeu d’aventure multijoueur coopératif dans un monde de pirates ouvert, où les joueurs incarnent des équipages libres d’explorer, combattre, piller ou chanter des shanties. Le titre mise tout sur la liberté, l’imprévu, et le jeu émergent.
Microsoft, en quête de symboles pour soutenir ses nouvelles ambitions, mise énormément sur le projet. Mieux encore : Sea of Thieves devient en 2018 le tout premier jeu à sortir Day One sur le Xbox Game Pass. Un tournant stratégique majeur pour la firme. Et malgré quelques débuts difficile, Rare ne lâche pas et enrichit le contenu de Sea of Thieves avec des mises a jours fréquentes, permettant de faire du jeu un véritable succès sur le long terme.
La désillusion
Le succès progressif de Sea of Thieves marque une véritable résurrection pour Rare. Le studio regagne la confiance de Microsoft, et avec elle, la possibilité de rêver plus grand. De cette nouvelle dynamique naît un projet aussi mystérieux qu’audacieux : Everwild. Pensé comme un jeu multijoueur coopératif atypique, Everwild devait nous placer dans la peau des Éternels, sortes de chamans en harmonie avec la nature, protecteurs de la faune et de la flore d’un monde enchanteur. Fait rare dans l’industrie : le studio fait le pari de supprimer toute forme de violence. Aucun combat, aucune arme. Juste une immersion contemplative, spirituelle, poétique.
Le développement débute dès 2014, mais très vite, le projet pâtit des difficultés de Sea of Thieves à ses débuts : le studio redéploie une partie des effectifs sur le jeu de pirates pour assurer sa réussite. Résultat : Everwild stagne, puis subit plusieurs redémarrages complets au fil des années. En 2020, Simon Woodroffe, directeur créatif du jeu, quitte le studio, signe d’une crise de vision et d’identité au sein du projet. Et après plusieurs années sans réelle avancée concrète, le couperet tombe.
En 2025, Microsoft fait le ménage dans ses projets en cours. Plusieurs jeux sont annulés, dont Everwild. Un véritable crève-cœur pour les fans de Rare, qui espéraient y voir un successeur spirituel à l’audace artistique de l’ère N64. Aujourd’hui, Rare se retrouve sans projet officiellement annoncé. Un studio en suspens, dont l’avenir reste incertain.
Un studio gravé dans le coeur des joueurs
Même s’il n’est aujourd’hui plus que l’ombre de ce qu’il fut, le nom de Rare continue de briller, comme une étincelle nostalgique dans la mémoire collective. Il évoque une époque où l’audace, l’humour et l’expérimentation dominaient le jeu vidéo. Une époque où chaque sortie du studio était un événement, une promesse d’émerveillement. Rare a marqué l’enfance de millions de fans. Ses jeux ont su susciter des émotions uniques, gravées dans les mémoires.
Aujourd’hui, tout ce qu’on peut souhaiter à Rare, c’est de renaître de ses cendres. De retrouver un jour cette magie qui faisait de lui un studio à part, capable de faire rire, surprendre et émerveiller… sans jamais céder à la facilité. Quoi qu’il advienne, Rare restera à jamais dans le cœur des fans de jeux vidéo. Non pas pour ce qu’il est devenu, mais pour tout ce qu’il a offert au monde du jeu vidéo.
Le boss de Rare prend la tête des Xbox Games Studios. Et Everwild ?
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