Fiche de perso est une rubrique dans laquelle nous tirons le portrait d’acteurs du jeu vidéo, réels ou fictifs, qui pèsent ou ont pesé sur l’industrie. Aujourd’hui, coup de projecteur sur l’esport avec le portrait de l’un de ses plus emblématiques champions : le Coréen Faker.
5 octobre 2013. SKT T1 dispute et remporte son premier trophée du championnat du monde de League of Legends. Bien qu’il s’agisse d’un jeu d’équipe où cinq personnes doivent faire équipe pour détruire la base adverse après avoir réussi à dominer trois chemins (la « toplane », chemin en haut de la carte, la « midlane », chemin qui traverse la carte en diagonale, et la « botlane », chemin en bas de la carte), les spectateurs ont tous les yeux rivés sur le joueur midlane de SKT T1, un rookie faisant déjà des étincelles, Faker.
« Cela fait longtemps que je peux voir la montée et la chute de nombreuses équipes, mais le joueur qui reste toujours debout à la fin, c’est moi. » – Lee « Faker » Sang-hyeok
Dix ans plus tard, Faker est un incontournable du paysage sportif de Corée du Sud. Ayant pris part à huit phases finales de championnats du monde et six finales au cours de sa carrière, il a pu lever le trophée du championnat du monde quatre fois. La carrière de Faker, c’est aussi deux titres du championnat international de mi-saison et dix titres du championnat régional coréen, considéré comme le plus exigeant des championnats régionaux.
Avec ce palmarès, Faker et T1 sont considérés comme des monuments nationaux, et ce, très littéralement. En remportant la médaille d’or aux Jeux Asiatiques 2023, une compétition similaire aux Jeux Olympiques réservée aux pays asiatiques qui a ouvert un volet esport en 2018, les membres de l’équipe de Corée du Sud se sont vus exemptés de service militaire.
Après dix ans de carrière, beaucoup pensent qu’il serait temps d’arrêter et de prendre sa retraite. En effet, les carrières de sportifs sont généralement courtes, et l’esport ne fait pas exception à la règle. Pourtant, Faker est loin d’être en retard sur son équipe de jeunes talents. Bien au contraire, ce n’est que lors de son retour après une blessure que son équipe a pu se qualifier pour le championnat du monde cette année. En 2023, dix ans après ses premiers exploits dans la faille, Faker semble toujours être au sommet de la faille et ne souhaite pas s’arrêter.
Je suis sous contrat, je continuerai de travailler chez T1. Au cours de ma carrière en tant que joueur professionnel, j’ai beaucoup appris et grandi, c’est une opportunité rare pour un être humain. Je dirais que je vais continuer de jouer. Les plans de retraites seront pour plus tard. – Lee « Faker » Sang-hyeok lors d’une conférence de presse suite à sa victoire lors du championnat du monde 2023 de League of Legends
Faker est une légende dans son milieu, à raison, mais rendons à César ce qui est à César : seule la Corée du Sud pouvait permettre à un tel joueur de naître. Seul ce paysage pouvait donner à la carrière de Faker l’engouement nécessaire pour qu’il atteigne le statut de star qu’il a aujourd’hui.
Pour le comprendre, il faut remonter loin. Avant Lee Sang-hyeok et même avant League of Legends. Très exactement, il faut remonter à l’année 2000 : quand la Korean Esports Association a été fondée par le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme. Elle est chargée de gérer les compétitions pour 25 des plus gros titres à sports (Starcraft, Dota…) et doit encadrer le métier de joueur professionnel. La Korean Esports Association impose notamment un salaire et une durée de contrat minimale (un an).
La popularité de l’esport en Corée du Sud est donc à la fois le fruit d’une poussée ministérielle ainsi que d’un intérêt culturel plus général par les Sud-Coréens pour les jeux d’esprit et de réflexes. Poussée ministérielle, car il y a bien un but politique à promouvoir le jeu vidéo : celui de permettre aux citoyens d’avoir une occupation qui les détourne de la crise économique violente qui s’abat sur le pays.
Né en 1996 à Séoul, Lee « Faker » Sang-hyeok baigne dans ce paysage faisant la part belle au sport vidéoludique, où les champions de Starcraft arrivent en avion dans le stade de la coupe du monde et sont grandement médiatisés. Pourtant, ses débuts sont loin de viser cette sphère. En réalité, la genèse de Faker est si simple qu’on se demanderait s’il ne s’agirait pas d’un mythe créé autour du personnage. Il commence à jouer en 2011 pour être avec ses amis. Il n’a pas la prétention de monter dans les rangs : il ne joue même pas en classé.
Mais il joue. Il joue bien. Tellement bien, en fait, que le jeu ne réussit plus à lui trouver d’adversaire. C’est qu’en réalité, même les parties non classées ont un classement secret. Et Faker était arrivé en haut. C’est pour cette raison qu’il a commencé à jouer en classé.
2013. Troisième saison de League of Legends. Faker est recruté par SKT, South Korea Telecoms, afin de remplir les rangs de sa seconde équipe, SKT T1-2. En Corée du Sud, des bruits de couloirs murmuraient déjà son nom. Tout le monde impliqué dans le jeu veut savoir si l’homme est à la hauteur des exploits colportés par les rumeurs. Ils ne seront pas déçus : c’est sa première saison, sa première compétition, et il domine déjà la faille depuis la midlane. Sa compréhension fine du jeu lui donne déjà beaucoup d’avance sur les autres compétiteurs.
Une compréhension du jeu qui en fait un précurseur : ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au-delà des moments de jeu cultes qu’il a pu offrir, Faker change la perception que les joueurs ont du jeu. Son style de jeu a façonné League of Legends tel qu’il est aujourd’hui. Beaucoup des techniques qu’il met en place deviennent des fondamentaux. Il est monstrueusement efficace, connaît parfaitement la théorie, et applique les mécaniques du jeu à la perfection.
Il ne faut cependant pas réduire la place que prennent les exploits techniques dans sa réputation. En 2013, ce sont deux affrontements qui créent son image de joueur précis et implacable : lors de son tout premier match, un « baptême du feu » où il doit disputer la midlane au grand favori de l’époque, Ambition, ainsi qu’un match miroir contre Ryu de KT Rolster Bullet, une autre équipe très populaire à l’époque. Ces deux matchs démontrent les compétences techniques de Faker : il exploite l’une des animations du champion joué par Ambition, qui l’immobilise le temps d’un instant, pour l’assassiner dès le début de la partie.
Il s’agit d’une action encore inédite dans le jeu. Si les joueurs professionnels savent tous que le champion Ambition avait cette fenêtre d’immobilisation, celle-ci est si courte qu’aucun ne pensait pouvoir l’utiliser. Le match miroir avec Ryu voyait Faker pris dans une situation impossible, de laquelle il a pu se sortir et abattre le Zed de Ryu de manière inattendue. Ce sont également les réactions des commentateurs sur cette action, ainsi que le plan sur le visage de Ryu, abattu par sa défaite, qui font de ce moment l’un des plus mémorables de l’histoire esport de League of Legends.
Cette saison 2013 est un succès général pour l’équipe SKT T1. À 17 ans, pendant son année de rookie, Faker a déjà réalisé un succès qui peut parfois prendre une carrière entière à établir. À deux reprises, il va reproduire cet exploit : en back-to-back en 2015 et 2016, il ramène encore le trophée dans les locaux de SKT T1. Faker est en domination totale, et T1 est redouté, que ce soit régionalement, ou internationalement.
Cette domination régionale est à noter : s’il faut aujourd’hui également compter sur la ligue chinoise (LPL) pour offrir certaines des meilleures équipes jamais proposées sur League of Legends, la ligue coréenne (LCK) était la plus redoutée à l’époque : seule une équipe coréenne pouvait en éliminer une autre.
Cependant, si Faker, « the Unkillable Demon-King » comme il est titré dans les journaux, est un monument du jeu, il n’est pas invaincu pour autant. En réalité, sa victoire de 2016 aux championnats du monde est également sa dernière dans ce contexte. L’année 2017 verra le Démon-Roi chuter de son trône, sans jamais qu’il ne réussisse réellement à y remonter. Ceux qui font chuter son équipe, ce sont les membres de l’équipe Samsung Galaxy (SSG), l’un de leurs joueurs sur la botlane, Ruler et un vieil adversaire qui connaît son heure de gloire à ce moment : Ambition.
On parle alors d’une malédiction. Depuis cette défaite, les membres de T1 ne réussissent plus à vaincre et être sacrés champions du monde, et ce, malgré le niveau des joueurs qui n’a pas chuté. Même dans cette situation, il reste communément admis dans le milieu que Faker domine encore. Si une équipe se trouve face à lui, elle sait qu’il faudra s’assurer de ne pas lui laisser de fenêtre de jeu. C’est une pression énorme pour chaque adversaire. À titre d’exemple, lors de la finale de 2023, Weibo Gaming limite au maximum les possibilités de Faker en bloquant chacun de ses champions de choix avant le début de la partie, et même là, cela ne suffit pas à l’arrêter.
Cependant, en 2023, l’image de Faker n’est plus la même. En effet, s’il fait un retour en grande pompe lors du championnat du monde de cette année, le joueur phare de la licence n’est alors guère plus qu’un symbole pour beaucoup. Un personnage, que l’on met en valeur dans des clips vidéos, dans des photos professionnelles. De toute manière, à 27 ans, qu’est-ce qu’il peut bien rester à un joueur professionnel dont les débuts remontent à plus de dix ans ?
Pour tous les spectateurs ayant découvert l’esport après 2017, l’aura de Faker ne pouvait que leur échapper. Les mécaniques qu’il a pu mettre en exergue en 2013 sont désormais un prérequis plus qu’un avantage, et tout ce qu’ils voient de ce champion, ce sont ses défaites. Il est l’obstacle à abattre. Le boss final du tournoi. Sa mystification par les fans de la première heure fait de Faker à la fois un pilier de League of Legends et quelque chose d’insaisissable. Il est à la fois consacré au sommet, et en même temps, ce qui aura le plus marqué ses spectateurs, ce sont des larmes suite à son échec.
La finale de 2022 semble solidifier ce constat. Encore une fois, Faker, ce pilier, ploie le genou et entraîne son équipe de jeunes talents avec lui. Alors qu’ils avaient tout pour ramener le quatrième trophée dans les locaux de SKT, les membres de T1 perdent leurs moyens, et s’avouent vaincus 2 – 3 face à DRX. Pour beaucoup, c’est la fin de Faker. C’était pour eux la dernière chance pour ce champion d’ajouter une étoile au maillot de T1.
Arrive la saison 13. Et T1 n’est pas vraiment sur les radars des commentateurs et autres fans. L’équipe n’est pas au meilleur de sa forme. Pire encore : Faker, blessé au poignet, se retrouve forcé de se retirer une partie de la saison. Il voit son équipe mise à mal tout le long du championnat régional d’été et revient – apparemment suffisamment en forme, mais pas entièrement guéri – remettre les quatre jeunes dont il est désormais le guide sur le bon chemin de la victoire.
T1 se qualifie pour participer aux championnats du monde en Corée du Sud. C’est la première fois que Faker vient tenter de réclamer le titre sur sa terre natale, et son équipe est loin d’être favorite. En Corée du Sud, on suppose que GenG, grand champion du tournoi régional, est l’équipe ayant le plus de chances d’accéder à la finale. En Chine, on mise beaucoup sur JingDong Gaming (JDG), une super-team qui a remporté les deux championnats régionaux ainsi que le championnat international de mi-saison. Dans cette équipe, on retrouve l’un des rivaux ayant marqué le parcours de Faker : Ruler.
Pourtant, contre toute attente, c’est T1 qui devient le dernier espoir des fans coréens lorsque les deux autres équipes coréennes encore en lice lors des quarts de finale sont éliminées par trois équipes chinoises. Seule se tient T1, dirigée par Faker. Et le plus grand obstacle, c’est la demi-finale. Bien entendu, Riot Games profite un maximum de l’histoire qui se déroule : la revanche de Faker sur Ruler, la LPL contre la dernière lumière de la LCK.
Et cette fois-ci, Faker gagne. « T1 ne perd jamais contre la LPL. » Cette affirmation par l’un des commentateurs reste vraie. T1 réussit son ascension jusqu’au sommet et n’échoue pas cette fois-ci. C’est un effort d’équipe, et bien qu’il fasse des choix décisifs, chaque joueur de l’équipe tire son épingle du jeu. Weibo, l’autre équipe finaliste, est vaincue 3-0.
« Le troisième trophée était pour moi-même. Le quatrième est pour mes équipiers. » – Lee « Faker » Sang-hyeok, bande-annonce de la finale 2023.
Faker est à la fois le joueur le plus jeune et le plus âgé à avoir gagné la plus haute distinction de son sport. Cependant, la place de Faker au sein de League of Legends ne s’arrête pas là : il attire le public. Les deux grandes finales les plus vues en direct, avec une grande marge, sont celles de 2022 et 2023 : deux saisons où T1 est soit sur le point de réussir (2022, 5 millions de spectateurs), soit réussit à gagner (2023, 6,4 millions de spectateurs).
Dix ans après le début de sa carrière, Faker prouve qu’il reste plus qu’un symbole. Oui, son visage est la face du volet esport de League of Legends et il est connu de l’immense majorité des joueurs, mais il est toujours capable d’affirmer et de prouver qu’il est le meilleur. Beaucoup de joueurs ont été comparés à Faker, grâce à de grandes performances, mais il est impossible qu’un autre joueur puisse atteindre l’aura qu’il projette sur le jeu.
C’est un excellent joueur et finalement, ce n’est pas la raison derrière le mythe qui s’est créé autour de lui. C’est l’association de tous ces aspects. C’est l’époque où il fait ses débuts, alors qu’il y a tout à construire. C’est l’image qu’il cultive, volontairement ou non, qui crée de la sympathie pour son type discret. C’est sa persévérance et son désir de, plus que de gagner un trophée, « faire une bonne partie ». Lorsque Riot commissionne « Legends Never Die » pour marquer la cérémonie d’ouverture du championnat du monde de 2017 avec l’un des meilleurs hymnes jamais composés pour le jeu, il est impossible que le studio ne s’attende pas à ce que son joueur fétiche en devienne la preuve vivante sept ans plus tard. Et pourtant, à la fin, Faker est toujours le joueur qui reste debout.