Fiche de perso est une rubrique dans laquelle nous tirons le portrait d’acteurs du jeu vidéo, réels ou fictifs, qui pèsent ou ont pesé sur l’industrie. À l’occasion de la sortie de The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom, nous souhaitions vous conter l’histoire de l’un des créateurs visionnaires auxquels on doit le succès de cette saga de légende.
Eiji Aonuma, un des orfèvres de Nintendo, fêtait le 16 mars dernier ses soixante bougies. Tandis que les maîtres de la firme nippone commencent à prendre de l’âge (Shigeru Miyamoto, le papa de Mario, Link et bien d’autres, a aujourd’hui 70 ans), leurs créations n’ont jamais été aussi resplendissantes. Il semble que la retraite soit un concept abstrait pour ces maîtres japonais qui, même s’ils ne sont plus à la réalisation, font toujours office de producteur et ont toujours un droit de regard sur les nouveautés issues de leurs franchises (le fameux test de Miyamoto, comme l’appelle Aonuma). Alors que sort aujourd’hui le dernier opus de The Legend of Zelda, Tears of the Kingdom, nous vous proposons de découvrir la trajectoire peu commune d’Eiji Aonuma, un des pères fondateurs de cette série dont l’empreinte est toujours visible dans les derniers opus.
Eiji Onozuka : Aonuma avant Zelda
Eiji Onozuka, de son nom de naissance, est né en 1963 dans la préfecture de Nagano. Il est diplômé en 1988 de l’université des beaux-arts de Tokyo dans la section dédiée à la composition et au design, où, n’ayant pas de talent particulier pour le dessin ou la colorisation, il se spécialise dans la création de marionnettes Karakuri.
À l’issue de ses études, il intègre Nintendo après un entretien avec un certain Shigeru Miyamoto, qui lui non plus n’est pas un développeur de formation, mais diplômé d’arts industriels. De ses propos au New York Times, Miyamoto recherchait à l’époque de nouveaux employés qui ne soient pas tous des joueurs, mais plutôt des personnes aux compétences et aux affinités multiples, de sorte à ce que les développeurs et les concepteurs ne suivent pas ce qu’ils croient être des lignes directrices strictes pour la création d’un jeu vidéo, et se remettent en question en cherchant à briser leurs modèles de conception habituels.
Ça tombe bien, le grand-père et l’oncle d’Eiji Onozuka étaient charpentiers, ce qui l’aura indéniablement influencé : ses parents ne lui offrant pas de jeux, il se les créait lui-même dès son plus jeune âge. Et c’est ainsi, avec ses créations de bois de jeunesse qu’il ramena lors de son interview, qu’il parvint à impressionner Shigeru Miyamoto.
Eiji Onozuka rejoint donc Nintendo quelques mois après avoir obtenu son diplôme en tant que concepteur graphique du département Nintendo R&D2, une entité se concentrant à la base sur la création de hardware, mais qui fut amenée à collaborer par la suite avec les autres départements dans la conception de jeux.
Au moment où il rentre chez Nintendo, Onozuka n’a encore jamais joué à un jeu vidéo, et c’est sa compagne de l’époque qui l’y initie avec Dragon Quest. Par la suite, et en raison de son nouveau travail, il jouera surtout aux jeux vidéo pour satisfaire sa curiosité professionnelle, et est notoirement frustré de son expérience sur le premier Zelda.
« Ma première rencontre avec Zelda a eu lieu en 1988, peu après mon arrivée chez Nintendo. Après avoir étudié le design à l’université, j’ai commencé à concevoir des personnages en pixels. À l’époque, je n’avais pas beaucoup d’expérience dans les jeux, et j’étais particulièrement mauvais dans les jeux qui nécessitaient des réflexes rapides. Ainsi, dès que j’ai commencé à jouer au Zelda original, je n’ai pas su lire les mouvements des Octorocks sur le terrain et ma partie s’est soudainement arrêtée. Même après m’être habitué aux commandes, chaque fois que l’écran passait à une nouvelle zone, un nouvel Octorock apparaissait et je me disais « vais-je devoir me battre contre ces choses pour toujours ? Finalement, j’ai renoncé à aller plus loin dans le jeu. » – Eiji Aonuma, Interview à la GDC le 24/03/2004
Après un premier poste de Sprite Designer sur le jeu Open Tournament Golf sur NES, il dirigea son premier jeu pour la Super Nintendo : Marvelous: Môhitotsu no Takarajima (Marvelous: Another Treasure Island), jamais sorti hors du Japon, avant de devenir consultant pour des studios tiers travaillant sur des jeux Nintendo 64 (dont Star Wars: Shadows of the Empire, ou le légendaire GoldenEye 007).
« […] Ce jeu, appelé Marvelous, s’appuyait sur le style d’aventure de Zelda et a été salué au Japon comme une œuvre ambitieuse qui apportait un changement par rapport au gameplay de Zelda. Je n’ai jamais demandé à M. Miyamoto ce qu’il pensait de ce jeu et je ne peux donc pas vraiment me prononcer sur ce qu’il en pensait. Mais c’est après ce jeu qu’il m’a demandé de rejoindre l’équipe pour créer Zelda. » Eiji Aonuma, interview à la GDC 2004.
Lorsque Shigeru Miyamoto remarque le travail d’Onozuka sur Marvelous (dont certains assets seront d’ailleurs retrouvés dans Navi’s Trackers, un des mini-jeux de Four Swords Adventures), et probablement en raison de ses énigmes très inspirées de A Link to the Past, il l’invite à rejoindre son équipe à l’œuvre sur son futur jeu en le nommant assistant réalisateur de The Legend of Zelda: Ocarina of Time. Il rejoint le projet en plein milieu du développement, et s’attelle à la conception de six donjons (dont le fameux Temple de l’eau, dont lui-même rigolait dans une interview), de certains ennemis et des combats de boss.
« Je suis devenu responsable de la conception des donjons et des créatures ennemies dans les donjons. Bien sûr, j’ai trouvé étrange que moi, qui étais si nul pour combattre les créatures dans le Zelda original et qui avais décidé que Zelda n’était pas un jeu pour moi, je me retrouve à travailler sur la conception des ennemis. » Eiji Aonuma, interview à la GDC 2004.
Il est crédité en tant qu’Eiji Onozuka pour la dernière fois dans le générique d’Ocarina of Time, avant de prendre le nom de famille de son épouse suite à leur mariage. C’est ainsi qu’il devint Eiji Aonuma, un nom qui sera par la suite associé à une licence qu’il n’aura de cesse de faire évoluer.
Majora’s Mask, et les nouveaux visages de Zelda
Suite à Ocarina of Time, Shigeru Miyamoto demande à l’équipe de développement de profiter du moteur et des assets de jeu existants – ayant nécessité plus de temps de conception que prévu initialement – pour créer Ura Zelda (« Un Autre Zelda », aussi appelé Master Quest dans nos contrées), une version revisitée du jeu avec des donjons et des éléments de gameplay différents permettant de prolonger l’expérience des joueurs. Un DLC avant l’heure…
Ayant déjà participé à la conception des donjons sur OOT, et rebuté par l’idée d’un simple remix de ces derniers, Eiji Aonuma s’y oppose en annonçant qu’il préfère travailler sur un nouveau jeu, auquel il pourrait intégrer un bon nombre d’idées mises de côté. Shigeru Miyamoto le prend au mot, mais lui pose comme condition de faire ce jeu en un temps réduit (un an seulement !), et le projet prend alors pour nom Zelda Gaiden (« Une side story de Zelda »).
« […] Lorsque j’ai proposé de créer un nouveau jeu Zelda, je ne pensais pas que j’en serais le réalisateur. Mais selon les instructions de M. Miyamoto, nous devions créer un nouveau Zelda en nous concentrant sur son système de jeu et nous devions terminer le jeu en peu de temps en utilisant le moteur d’Ocarina of Time. Il était nécessaire que certaines personnes qui avaient été chargées de rassembler tous les détails des spécifications du jeu Ocarina s’occupent de la conception générale du nouveau jeu. Ce rôle m’a été confié. » Eiji Aonuma, interview à la GDC 2004.
« Aonuma : […] Lorsque nous avons créé Ocarina of Time, nous avons fait ces donjons en pensant qu’ils étaient les meilleurs que nous pouvions faire. C’est alors que Miyamoto-san m’a demandé de les refaire, ce que j’ai accepté avec hésitation… mais je n’arrivais pas à m’y mettre. […]
Iwata : Aonuma-san, vous veniez de créer le donjon ultime, vous ne vouliez donc pas gâcher une formule parfaite.
Aonuma : Tout à fait ! J’ai donc secrètement commencé à créer de nouveaux donjons qui ne figuraient pas dans Ocarina of Time, et c’était beaucoup plus amusant pour moi. J’ai donc eu le courage de demander à Miyamoto-san si je pouvais créer un nouveau jeu. Il m’a répondu qu’il n’y avait pas de problème si je pouvais le faire en un an.
Iwata : Ocarina of Time est finalement sorti après de nombreux retards. […] Comment avez-vous réagi lorsqu’il vous a demandé de le faire en un an ? Avez-vous répondu : « Bien sûr, je peux le faire » ?
Aonuma : Non, je me tenais la tête ! […] Je me suis tourné et retourné en pensant au type de logiciel que je devais créer, et lorsque j’ai rencontré Koizumi-san (co-réalisateur sur Majora’s Mask), je lui ai demandé de m’aider. » Satoru Iwata et Eiji Aonuma à propos de la création de Majora’s Mask, Iwata Asks: The Legend of Zelda: Majora’s Mask 3D (2015)
Comme il l’évoque, Eiji Aonuma aura pu s’appuyer Yohiaki Koizumi, qui récupèrera l’idée de boucle temporelle d’un autre de ses projets. Ce concept sera finalement soutenu par Miyamoto, qui souhaitait créer un Zelda avec un monde plus condensé, incitant le joueur à le traverser à plusieurs reprises pour en découvrir tous les secrets pour finalement parvenir à la conclusion de sa quête. Alors que Koizumi amène une vision plus sombre et lourde si propre au jeu, Aonuma aura tendance à proposer des séquences plus légères pour équilibrer l’expérience de jeu.
Ce juste équilibre entre une vision tragique d’un Hyrule amené à disparaître (ou ayant disparu), et l’espoir incarné par un héros rayonnant malgré son mutisme est depuis devenu une constante. Que ce soit dans Wind Waker, Twilight Princess, Skyward Sword ou dans Breath of the Wild, le monde d’Hyrule – malgré toute sa beauté – est empli de cicatrices et toujours au bord du précipice, bien loin du royaume sacré préservé des premiers opus. Cette proposition dichotomique, en dehors des évolutions esthétiques et de gameplay, est probablement l’héritage le plus marqué d’Eiji Aonuma.
Pour autant, chaque épisode aura amené une proposition différente : le cel-shading de Wind Waker (2002) aura surpris de prime abord ceux qui s’attendaient à un Link adulte en 3D, mais reste jusqu’à aujourd’hui un plaisir visuel misant sur l’expressivité de notre elfe adoré. L’exploration au cœur du jeu, et le sentiment de liberté associé à la navigation, ainsi que les mécaniques de combat, plus dynamiques que sur Nintendo 64, auront abouti à un opus mémorable à plus d’un titre.
Le dernier jeu qu’Eiji Aonuma réalise, Twilight Princess, aura connu une redirection complète de la production et quelques complications en termes de développement. Initialement, il devait s’agir d’une suite directe à Wind Waker, mais en raison de ses chiffres de vente décevants (surtout au Japon), Eiji Aonuma décide de revenir à un style graphique plus réaliste et une ambiance plus sombre, avec un Link adulte, afin de répondre aux attentes des joueurs de l’époque.
Le développement du jeu pâtit également de ses différentes fonctions : Aonuma était alors partagé entre son rôle de réalisateur sur Twilight Princess, celui de producteur sur Four Swords et enfin celui de superviseur sur Minish Cap. Mais une des difficultés rencontrées aura aussi été celle de la sortie de la Wii, qui aura nécessité de développer deux versions du jeu, de repenser complètement les contrôles pour la WiiMote, et au passage de proposer une version en mode miroir pour faire de Link un droitier dans la version Wii (tandis qu’il est toujours gaucher sur la version GameCube), de sorte à ce que les mouvements avec la WiiMote soient plus naturels pour la majorité des joueurs. Autant de revirements qui auront beaucoup pesé sur Eiji Aonuma, et expliqueront probablement pourquoi il quitte la réalisation après Twilight Princess (malgré le succès du jeu).
Par la suite, il sera producteur sur les opus principaux et leurs rééditions (Skyward Sword, BOTW, TOTK, les remake 3DS…), et superviseur sur les licences tierces (The Minish Cap, Hyrule Warriors et ses suites). Gardant la mainmise sur la saga qu’il aura fait grandir, il œuvre désormais dans les coulisses tout en étant devenu l’un des visages reconnus de Nintendo, à l’image de son mentor Shigeru Miyamoto.
« En tant que créateurs, il ne serait pas amusant de continuer à faire la même chose encore et encore. Ces dernières années, nous avons continué à créer de nouveaux titres Zelda sans changer les membres de notre équipe de base. Créer le prochain volet avec la même équipe que le précédent peut entraîner des obstacles dus à la conformité des idées, mais être capable de prendre les regrets du dernier titre et d’en faire un thème pour le prochain est extrêmement efficace et nous amène à prendre des décisions de changement et de continuité.
[…] L’idée de transformer le terrain de jeu principal de The Wind Waker en un vaste océan que les joueurs traversent en bateau est partie de l’idée de proposer aux joueurs un nouveau type de mouvement, différent de celui d’Epona, basé sur le cheval, dans Ocarina of Time. Les changements que nous mettons en œuvre proviennent souvent d’idées visant à améliorer et à développer des éléments présents dans les précédents volets.
[…] En fait, la plupart des choses que nous essayons de changer dans les nouveaux jeux Zelda proviennent de l’expérience acquise lors du développement d’améliorations et d’extensions sur les jeux Zelda précédents. C’est ce que j’appelle les changements inévitables. » Eiji Aonuma, interview à la GDC 2004.
Ce qui caractérise probablement le mieux The Legend of Zelda, c’est ce plaisir de la (re)découverte permanente. Eiji Aonuma et ses équipes parviennent encore et encore à reprendre une histoire dont on connaît les tenants et aboutissants, et à en proposer une nouvelle vision (avec ses nouveautés en termes de gameplay) qui stimule toujours notre envie de vivre, chacun à notre façon, cette aventure.
Dans une interview de 2011, Eiji Aonuma précisait que c’était sa volonté de dépasser les genres pour proposer un jeu unique qui distinguait les jeux de la saga The Legend of Zelda. Plus de dix ans après, on ne peut que constater qu’il aura réussi à concrétiser son souhait.
« Lorsqu’il s’exprime, M. Miyamoto mentionne toujours une phrase qui évoque directement la nature même de la série Zelda. Cette phrase est la suivante : « Zelda est un jeu qui privilégie la réalité au réalisme ». Dans le monde de l’art, le réalisme est un mouvement qui vise à reproduire fidèlement le monde réel dans la mesure du possible. Le réalisme ne consiste pas à imiter le monde réel, mais plutôt à donner aux joueurs l’impression que ce qu’ils vivent est réel. » Eiji Aonuma, interview à la GDC 2004.
Incontestablement, notre amour pour cette série est réel, et le restera probablement encore longtemps.