Ce samedi 6 mai 2023 marquera les vingt ans de Eve Online, le MMORPG spatial du studio islandais CCP Games. Un âge plus qu’honorable pour un jeu en ligne, que peu peuvent se targuer d’atteindre avec une communauté toujours vivace.
En effet, nombreux sont ceux qui, après quelques années, ont dû réviser leur modèle économique face à une désertion des serveurs. On pense par exemple à Aion ou à Rift qui, faisant face à un déclin du nombre d’abonnements, ont évolué vers un modèle free-to-play avec l’ajout de microtransactions dans le jeu. Parfois, les microtransactions viennent simplement s’ajouter au système d’abonnement, comme ce fut le cas pour Dofus qui a introduit les Ogrines à partir de 2010, permettant d’échanger ses euros contre de la monnaie ou de l’équipement. Si ces systèmes sont généralement profitables pour les éditeurs, ils ne sont pas forcément populaires auprès du public, car ils ont évidemment pour dérive le pay-to-win dès lors que ces achats en jeu dépassent la sphère du purement cosmétique.
Et puis, il y a tout simplement les MMO qui finissent par fermer leurs portes : Tera, Forsaken World, Battlestar Galactica Online, Defiance… Les exemples ne manquent pas. Il faut dire que garder ces jeux à flot a un coût loin d’être négligeable : au-delà du maintien technique des serveurs, ils nécessitent d’être alimentés régulièrement en nouveaux contenus pour conserver l’intérêt de leur communauté. Extensions, événements saisonniers, refontes et rééquilibrages… Sans revenus solides en face, voilà qui peut rapidement devenir un gouffre financier pour les studios. Tout cela est évidemment sans parler de ceux qui, comme Elyon ou Earth Eternal, n’ont pas même réussi à décoller et ont éteint leurs serveurs au bout de seulement quelques années d’exploitation.
Alors, comment expliquer qu’après deux décennies, EVE Online semble toujours susciter un tel enthousiasme ? Il ne fait aucun doute qu’il profite pour partie de son positionnement atypique, car bien que la science-fiction et la simulation soient généralement très populaires auprès du public, l’heroic fantasy et l’action-RPG sont largement surreprésentés dans les MMORPG, or ceux qui s’en réclament se heurtent invariablement à World of Warcraft, maître-étalon du genre indéboulonnable depuis près de dix-neuf ans (un autre titan sur le point d’entrer dans sa troisième décennie dans toute sa gloire).
Il faut néanmoins souligner que, bien que l’interface se soit simplifiée au fil des années, EVE Online est loin d’être des plus faciles à aborder et a tendance à déborder le joueur de données. Cela lui a d’ailleurs valu le surnom de « spreadsheet simulator » (« simulateur de feuilles de calculs »), tant et si bien que CCP Games a récemment annoncé une collaboration… avec Microsoft Excel ! Pourtant, paradoxalement, la complexité initiale du MMO est peut-être l’un des gages de sa longévité, car elle demande un investissement susceptible de décourager les joueurs les plus « casual ».
À cet égard, une autre caractéristique du titre pourrait avoir son rôle à jouer : ici, pas question de « rusher » le contenu en un mois pour atteindre un niveau maximum et ne revenir qu’à la mise à jour suivante. L’entraînement des compétences se fait de manière passive, y compris lorsque le personnage est déconnecté. Certaines capacités demandent ainsi plusieurs semaines voire mois avant d’être maîtrisées. Comme il est possible de les mettre en file d’attente, certains joueurs établissent de fait des programmes d’apprentissage de plus d’un an. Pas de farm, donc, pour rallonger artificiellement la durée du jeu, mais une progression qui se fait sur un temps long et seulement marginalement compressible.
Cependant, cela signifie-t-il qu’il faille attendre des années pour pouvoir profiter pleinement de l’expérience du jeu ? Venons-y, car c’est certainement là que réside avant tout la force de EVE Online : non, car chercher à obtenir le pilote le plus puissant ou le mieux optimisé serait un objectif dérisoire. Le véritable cœur du MMO se situe dans son système économique et politique ; et on ne parle pas ici d’accomplir des quêtes pour faire avancer l’arc narratif d’un PNJ en échange de récompenses, mais bien de redessiner les frontières de l’univers avec (et surtout contre) d’autres joueurs, et d’être co-auteur de cette histoire partagée.
Le jeu, largement axé sur le PvP et constitué d’un unique serveur mondial, fait en effet l’objet d’une guerre de territoires entre des corporations (elles-mêmes regroupées en alliances) qui peuvent compter jusqu’à plus de dix mille joueurs. Les vaisseaux les plus puissants ne sont pas pensés pour être possédés au nom d’individus seuls, et peu de personnages ont d’ailleurs la capacité de les piloter. La perte d’un vaisseau entraînant la destruction irrémédiable de l’essentiel de ses composantes, l’exploitation des ressources est un enjeu perpétuel et constitue le nerf de la guerre, avec, évidemment, l’ego.
Les légendes que les joueurs de EVE Online retiennent ne sont pas à propos de quelle équipe a su faire plier en premier le boss ultime d’une extension dans son niveau de difficulté maximal. Ce sont des récits de batailles ayant impliqué plusieurs milliers de joueurs (le « bain de sang de B-R5RB » qui, en 2014, a fait rage 21 heures durant a sa propre page Wikipédia détaillée, tandis que le « massacre de M2-XFE » de 2021 et les quelques 13 700 pilotes impliqués ont mis le serveur à genoux), ou des histoires de trahison après des années passées à gagner la confiance d’une corporation (l’un de ces épisodes fameux, surnommé « Judgement Day » par la communauté, a vu une corporation de 4000 personnes être pillée par son diplomate suite à des rancœurs de longue date).
Qu’il s’agisse d’affrontements aux proportions épiques ou d’espionnage au long cours, ces événements marquants ont pour point commun d’avoir émergé de la communauté elle-même, et les personnages concernés n’y sont qu’un rouage dans quelque chose de plus grand, mais en sont en même temps les seuls acteurs et initiateurs. Le système de jeu a ainsi su encourager et faire émerger une dimension communautaire extrêmement riche, qui entraîne à son tour un fort rapport affectif à l’univers. En cela, EVE Online restera certainement indétrônable aux yeux de son public, même face à un hypothétique concurrent qui lui serait en tout point supérieur techniquement parlant, et a certainement encore de beaux jours devant lui.
Bien sûr, de nombreux jeux lancés à l’orée des années 2010 n’ont pas encore dit leur dernier mot, et s’avèreront peut-être résister aussi bien à l’épreuve du temps. Cependant, il ne leur aura pas été donné, comme à EVE Online ou à World of Warcraft, d’avoir été, si ce n’est tout à fait des pionniers, du moins quelques-uns des premiers acteurs marquants ayant eu l’opportunité de définir durablement le paysage vidéoludique dans leur domaine.
Pour l’heure, CCP Games entend fêter les vingt ans de son magnum opus comme il se doit, proposant ainsi une version prolongée du Capsuleer Day, l’événement qui célèbre, chaque mois de mai, l’anniversaire de la sortie du jeu. À cette occasion, CCP a révélé une mosaïque composée à partir des avatars de quelques 80 000 personnages. Les joueurs auront aussi l’opportunité de voir le nom d’un de leurs pilotes gravé sur le monument Worlds Within A World, une stèle érigée dans le port de Reykjavik en l’honneur des dix ans d’EVE Online. Enfin, la prochaine extension du jeu, EVE: Viridian, devrait arriver dès le mois de juin, proposant de nouvelles options de personnalisation et du contenu visant à mettre les corporations à l’honneur. Voilà qui ne devrait que renforcer le sentiment d’appartenance qui fait le ciment du MMORPG.