Sur New Game Plus, nous avons toujours mis un point d’honneur à relayer et réfléchir sur les révélations faites par nos confrères de certaines pratiques douteuses au sein de l’industrie du jeu vidéo. Nous estimons qu’il est de notre devoir d’en parler et de mettre en lumière le fait que tout n’est pas rose, loin de là même, dans nombre de studios, et ce, peu importe leur taille, leur renommée et leur influence. Activision, Ubisoft, Rockstar ou encore Quantic Dream par exemple ont été touchés par des polémiques quant aux conditions de travail de leurs salariés.
On peine encore à voir si cette mise en avant de problématiques liées à la structuration même de ces studios et à leur culture d’entreprise ont eu un réel impact sur les conditions de travail ne serait-ce qu’à court terme, car au-delà d’annonces de licenciements de personnes jugées responsables, les retours sont très maigres. On se doute aussi que c’est un travail au long cours, mais on espère que les choses avancent. Il règne une certaine omerta depuis des décennies, et même si les langues se délient, on est aussi conscient que ce n’est pas encore assez et que les syndicats ne sont pas encore assez puissants pour aller à l’encontre des pratiques au moins douteuses, quand elles ne sont pas scandaleuses.
On parle là de crunch, de harcèlement moral et sexuel, d’homophobie, de racisme systémique ou encore d’environnements de travail autoritaires et même tyranniques parfois. Et malheureusement, ce sont encore des sujets que nous allons soulever aujourd’hui, puisque la journaliste d’IGN US, Rebekah Valentine, a publié une longue enquête sur ce qui s’est passé et se passe encore au sein du studio Deck Nine à qui l’on doit dernièrement Life is Strange: True Colors. Et pour une fois, nous avons été assez surpris par ces révélations quand on sait à quel point ce jeu en particulier se veut inclusif et soulève des questions sociétales fortes, au point d’assumer de mettre en avant une des rares héroïnes bisexuelles dans le jeu vidéo.
Life is crunch
Ce ne sera une surprise pour personne, mais lors du développement de Life is Strange: True Colors (et même Before the Storm et la Remastered Collection), les dirigeants du studio, ainsi que les chefs de projets et des différents départements, ont imposé un crunch intensif à leurs équipes.
Les raisons sont simples et malheureusement monnaie courante, puisque l’on parle là de délais imposés bien trop court pour boucler le jeu, ainsi qu’un travail constant en sous effectif, mais aussi de l’entente entre Deck Nine et Square Enix, éditeur et propriétaire de la licence Life is Strange. Il faut savoir que Deck Nine a obtenu le « droit » de travailler sur les futurs projets liés à la licence après que Dontnod soit passé à autre chose une fois Life is Strange 2 bouclé. Alors oui, le studio semblait tout désigné à cette tâche puisque ayant développé le préquel Before the Storm et parce que possédant les droits d’utiliser l’outil StoryForge.
Il est par contre révélé que le géant japonais était aussi enthousiaste à l’idée que Deck Nine reprenne les rênes de la licence parce qu’il demandait un financement bien moindre que les autres studios candidats à cette reprise, et on le sait, l’argent et le profit sont le moteur même de l’industrie. Il apparait selon des témoignages que l’entreprise n’était par contre ni structurée, ni même prête à se lancer sur un jeu au sujet aussi sérieux que True Colors (ce qui se constate parfois manette en main) et que le tout était donc assez désorganisé. Il est question de 70 à 80 heures de travail par semaine pour combler le manque d’effectif, les délais de bouclages trop court, mais aussi pour répondre aux pressions exercées par Square Enix sur Deck Nine.
Il en ressort que le management interne n’a pas su répondre à cela, n’informant jamais l’éditeur des problématiques du studio et ne demandant jamais de délais supplémentaires pour alléger le travail des équipes. Enix semblait même peu enclin a ce que l’héroïne du jeu soit bisexuelle, allant même jusqu’à dire qu’il ne voulait pas d’un « jeu gay ». Un comble lorsque l’on sait que le titre a été salué par la critique sur ses prises de positions et a même été récompensé du prix Meilleur jeu à impact lors des Game Awards de 2021.
Tout ceci met en lumière aussi bien des dysfonctionnements internes que des rapports compliqués avec Square Enix qui n’hésitait donc pas à mettre une pression dingue sur le studio pour que son jeu soit bouclé dans les temps et que certaines thématiques soient ou abandonnées ou cachées lors de la promotion du titre avant sa sortie. On demandait même aux développeurs de taire purement et simplement la bisexualité de l’héroïne et pas pour des questions de spoils, mais pour ne pas se mettre à dos une partie de la communauté de joueurs que l’on sait assez sectaire sur certains sujets jugés « woke ». Suffit de voir comment a été reçu le lesbianisme d’Ellie dans The Last of Us Part II pour en être convaincu.
Le management en question
Mais ce n’est pas tout, puisqu’il s’avère qu’au sein même des équipes de développement régnaient un régime assez tyrannique avec des managers qui n’étaient pas à l’écoute, harcelant certains salariés en se permettant même des remarques sexistes et racistes envers des employés. Ces derniers se plaignaient d’ailleurs régulièrement de leurs conditions de travail auprès des dirigeants via des mails ou lors d’entretiens, et pourtant rien ne semble avoir changé malgré tout. L’article de Rebekah Valentine s’attarde longuement sur un dénommé Zak Garriss, un directeur narratif qui a rejoint la boite lors du développement de Before the Storm.
Globalement, les salariés se plaignaient aussi des salaires et des difficultés qu’ils rencontraient pour obtenir des promotions au mérite, mais aussi d’un cadre de travail toxique dans lequel ils subissaient du harcèlement moral voire sexuel de la part de collaborateurs parfois haut placés. Et c’est le cas de Gariss qui n’hésitait pas à s’immiscer dans la vie privée d’employées féminines et à leur proposer des diners en tête-à-tête, de venir à son domicile, de les prendre sous son aile personnellement tout en jouant sur le fait qu’il pouvait leur obtenir avantages et promotions. Le monsieur n’hésitait pas non plus à tourner en ridicule les expériences de vie et idées de ces collaborateurs à l’écriture, notamment lorsque des questions de marginalisations liées à la transidentité par exemple venaient à faire surface.
Il a fallut que les équipes narratives livrent un long et épuisant combat contre Gariss pour que leurs idées passent et soient présentes en jeu, tant il se moquait des problématiques liées à la communauté LGBTQ+. Pourtant, c’est là l’une des forces de True Colors, parler de manière transparente de ces personnes marginalisées par une partie de la société, c’est dire le décalage de pensée qui existait entre lui et ses collègues écrivains. Il se montrait même transphobe à ses heures et a fini par quitter lui-même le navire, alors même que la direction n’a pas souhaité s’en séparer malgré les très nombreuses plaintes à son encontre.
Cependant, Gariss fut ensuite employé par Telltale pour travailler sur le jeu The Expanse: A Telltale Series en étroite collaboration avec Deck Nine, ce qui ne fut pas du goût de tous, puisque certaines employées se sont vues invitées à son domicile pour travailler sur le jeu, un procédé jugé normal par Telltale en période de pandémie, studio qui a d’ailleurs affirmé ne rien savoir de tout ce qui lui était reproché à ce moment-là.
Deck Nein
Vous l’aurez compris, Deck Nine semble être encore un studio dans lequel les comportements toxiques sont légion avec encore cette même indifférence de la part de sa direction quant aux plaintes des employés à ce sujet. Une dernière chose met cela encore plus en lumière, il s’avérerait qu’un ou plusieurs petits malins aient placé au sein du jeu lors de son développement des éléments se référant au nazisme. Ainsi, des développeurs ont trouvé disséminées ici et là des allusions aux chiffres 88, 18 (utilisé par les suprémacistes blancs) et à l’ésotérisme nazi, avec quelques mèmes racistes au passage.
Là encore, la direction et le management n’ont pas donné suite, argumentant sur le fait qu’il s’agissait là d’erreurs et non d’un problème sur lequel il fallait s’attarder. Mais l’on comprend pourquoi certains employés ne se sentaient ni en sécurité, ni écoutés, ni même considérés sur leur lieu de travail. D’ailleurs, Deck Nine a annoncé en février avoir licencié près de 20% de ses effectifs à cause des difficultés que rencontrent actuellement le secteur du jeu vidéo, mais on imagine bien aussi que tout ce que vous avez lu jusqu’à présent n’est pas sans rapport avec ces licenciements.
Et tout ceci n’est qu’un court résumé de l’enquête de Rebekah Valentine que l’on vous conseille vivement de consulter. Vous pourrez la retrouver à cette adresse. Notons aussi que Deck Nine a répondu (au contraire de Square Enix) à cet article via un communiqué que vous pourrez retrouvez ci-dessous.
Réponse de Deck Nine
Studio :
Chez Deck Nine, raconter des histoires diverses et profondément humaines fait partie de notre ADN et c’est chaque personne créative du studio qui contribue à les rendre captivantes, pertinentes et significatives pour notre communauté dévouée.
Nous sommes une petite équipe diversifiée et incroyablement talentueuse, ce qui se reflète dans les personnages riches et les intrigues intimes des jeux que nous créons. Nos pratiques d’embauche et de promotion donnent la priorité à une culture et à une main-d’œuvre diversifiées en raison des expériences que nous créons et parce que c’est la bonne chose à faire. Nous sommes fiers d’être un studio qui emploie une équipe diversifiée qui va au-delà des normes de l’industrie.
Deck Nine est un studio indépendant et nous nous efforçons de rémunérer équitablement tous nos employés. Nous avons récemment procédé à des ajustements salariaux dans le cadre du passage au travail à distance et continuons d’offrir de nombreuses opportunités de mobilité ascendante à tous les employés.
Comme d’innombrables autres studios de l’industrie du jeu vidéo, nous travaillons constamment à intégrer de meilleures pratiques tout au long du développement afin d’éviter les crises.
Conduite des employés :
Nous accordons la plus haute importance au bien-être de chaque employé de Deck Nine. Nous avons mis en place des politiques de conduite strictes et dès que des allégations ou des problèmes sont signalés aux RH, ils font l’objet d’une enquête confidentielle, sont évalués et traités avec les parties impliquées aussi rapidement et efficacement que possible. Notre intention est toujours de maintenir un studio positif, durable et prospère en donnant la priorité à nos collaborateurs.
Nous avons toujours mené des enquêtes internes approfondies si des problèmes surviennent, et lorsqu’une situation le justifie, nous ferons appel à des parties externes pour nous consulter. Nous intégrerons bientôt de nouveaux outils dans notre pipeline de développement pour garantir que tous les termes, images ou symboles créés dans nos jeux – y compris tout contenu d’arrière-plan – reçoivent un contrôle supplémentaire pour les expressions potentiellement offensantes ou haineuses et sont correctement signalés et évalués pour éviter toute erreur. inclusion. Nous déployons également des formations et des processus formels contre les discours de haine pour mieux informer et donner aux membres de l’équipe des ressources pratiques pour rester vigilants en tant que studio collectif.
Collaboration avec des partenaires :
La narration est un processus collaboratif et nous travaillons en étroite collaboration avec tous nos partenaires tout au long du développement pour offrir une expérience narrative fidèle aux piliers d’un produit dont nous sommes tous fiers. Comme c’est souvent le cas dans le processus de création, certaines idées sont finalisées, d’autres non. Nous restons déterminés à défendre la diversité et à raconter les histoires de groupes historiquement sous-représentés dans les jeux.
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