L’Œuf de l’ange, en voilà un film particulier. D’une part, il n’est pas certain que son nom ait eu, depuis sa sortie initiale de 1985, l’occasion de se répandre au-delà d’une sphère d’initiés. Ensuite, c’est sa teneur, flirtant avec le domaine de l’expérimental, qui le singularise. De fait, on ne sait comment l’appréhender : oscillant sans cesse entre la contemplation d’une magnifique désolation et un discours (du moins, ce que l’on peut qualifier comme tel) pour le moins sibyllin, l’univers que l’on nous présente peut soit être accueilli avec intérêt, soit être dédaigné avec la plus grande des indifférences. Ce qui serait fort dommage !
Une œuvre sortie des limbes
Avant Ghost in The Shell (1995), œuvre de science-fiction aujourd’hui culte, Mamoru Oshi bouleversait le monde de l’animation avec L’Œuf de l’Ange. Un film notamment soutenu par la direction artistique d’un des illustrateurs du Final Fantasy originel et de Vampire D Hunter (autre anime considéré parmi les amateurs) : Yoshitaka Amano, dont le travail remarquable se fait le vecteur de tout un univers empreint d’une mélancolie gothique propre à s’adjuger l’œil du spectateur. Néanmoins, toute cette beauté contenue dans L’Œuf de l’Ange était jusqu’à présent réservée à un public bien restreint. Mais gageons qu’il en sera différent lors de la (re)sortie officielle du 3 décembre prochain dans nos salles obscures, où il arrivera par ailleurs auréolé de certaines distinctions (à l’instar du label « Cannes Classics »).
Ce que l’on souhaite évidemment, d’autant qu’on a là une réalisation à ne pas manquer, même si à l’approche on peut effectivement se sentir rebuté. Un sentiment tout à fait compréhensible quand l’on considère la complexité même à laquelle on est exposé. Car comment considérer une œuvre qui nous perd dans des silences, dans des pauses, nous enjoignant tout bonnement à nous offrir tout entier à la contemplation ? La réponse est simple en théorie, compliquée à exécuter : il suffirait de se défaire d’un modèle de pensée qui, bien souvent, nous conduit à s’approprier exclusivement l’œuvre par la compréhension.
Comme une odeur de fin du monde
En effet, pour apprécier pleinement L’Œuf de l’Ange, il faudrait se laisser submerger par les sensations qui sont véhiculées par le récit. Plongé dans une morbide austérité, le monde donné à voir est comme plombé par le voile de la dépression. Partout où l’on pose le regard, il n’y a que désert. La population (humain et animaux) s’est envolée ou n’est plus que constituée d’ombres fantomatique. N’ont de consistance que nos deux seuls personnages principaux : une jeune fille porteuse du fameux œuf et un jeune homme, un mercenaire sans doute, aux objectifs peu clairs.
Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? On ne le sait pas ; et ils semblent l’ignorer eux-mêmes, se contentant de déambuler sans cesse en quête d’on ne sait quoi. Et, si leurs mots ne révèlent certainement que peu de choses, leurs yeux, eux, sont comme porteurs de significations : plissés, ceints de sombres cernes, il y a indéniablement de la lassitude. Et de cette lassitude naissent deux postures radicalement différentes. Sans effusion, ou ostentation, il y a là une confrontation métaphysique entre deux antagonistes, incarnant deux visions opposées.
Lesquelles ? Chacun ira de ses spéculations. Cependant, il y a des allusions claires auxquelles on ne peut y échapper. C’est qu’en plus de divers éléments (telle la croix par exemple), un motif revient souvent et on pourrait même dire qu’il sous-tend le film. La Genèse, et l’arc de Noé plus précisément, à la place centrale du film. Et si ce symbole peut avoir des échos certains, il n’en reste pas moins difficile d’émettre une réponse univoque quant au pourquoi de sa présence.

Un monde pas si noir ?
Évidemment, on verra inévitablement dans cette démarche comme un moyen de représenter un désespoir ambiant. Mais lequel ? Sans aller trop loin dans une interprétation trop personnelle, on pourrait tout de même lier ce sentiment à l’époque même de l’écriture par Mamoru Oshii. Et si, bien entendu, on peut y voir un rapport intime de l’artiste avec sa foi et une potentielle crise vis-à-vis d’elle, il peut également se dégager une vue plus générale sur un monde à l’avenir incertain.
Le spectre d’une guerre passée, la menace d’un désastre futur… Voilà ce que l’on voit également à travers la nuit éternelle de L’Œuf de l’Ange, parfois ponctuée par le passage d’espèces de chars d’assaut. Des évocations très prégnantes dans les années de sa création, et toujours aussi actuelles (même plus que jamais). Toutefois, le film nous invite à prendre du recul en nous offrant notamment une proposition qui, curieusement, n’est jamais pesante. Comme les pas de la jeune protagoniste, le spectacle est assez leste et aérien. Et cela, grâce à un élément essentiel et dont on n’a pas parlé : la composition musicale.
Dans ce sombre univers, elle transcende le visuel et le nimbe de mystère, apportant ainsi une sorte d’épaisseur. Apaisant, par moments, notre traversée dans les décors perd, par son rythme, sa pesanteur inhérente, nous offre un cheminement éminemment poétique. Dans L’Œuf de l’Ange, il n’est point besoin d’exubérance, même si sur ce point, on est évidemment gâté visuellement, les détails apportés au dessin étant d’une incroyable minutie. Non, sa principale grandeur n’est pas dans le grandiose mais dans le silence et le minimalisme.
Suspendu à cette cadence, le spectateur lutte pour suivre la pensée d’Oshii ou, au contraire, s’enivre tout à fait de ce ballet mené par un duo presque muet et certainement atypique. Dans tous les cas, il ne peut pas être indifférent face à ce film, qui, tout bonnement, mérite le statut de chef-d’œuvre. C’est, pour cause, un petit bijou de symbolisme. Sur une durée d’un peu plus d’une heure, il fascine autant qu’il déroute, finissant sur une apothéose qui laissera une impression bien tenace une fois la projection menée à son terme.
Fêtant son quarantième anniversaire avec une nouvelle sortie sur grand-écran, L’Œuf de l’Ange est un morceau d’une beauté indémodable. Hypnotisant son spectateur par chacun de ses plans, il ne le laissera pas moins sensible en termes de son. Pour cause, la musique (tantôt mélancolique, tantôt menaçante ou parfois candide) entre en symbiose avec l’univers créé et ajoute, par là, un peu plus de mystère. Et, malgré son exigence ou plutôt grâce à elle, l’œuvre aux sens multiples aura vite fait de vous habiter et vous marquera très vraisemblablement par l’expérience qu’elle vous aura fait vivre. Pour le meilleur ou le pire !

Critique Tron: Ares – Dernier éclat rougeoyant pour la Grille ?
Lord Lothaire

Critique The Witcher : La Croisée des Corbeaux – Les souffrances du jeune Geralt
n1co_m

Critique Splinter Cell: Deathwatch – L’adaptation qui voit la vie en vert
Bear