Il est très difficile de parler de certaines œuvres du jeu vidéo sans soulever des polémiques ou diviser le public. Il s’agit sans doute du lot des grandes œuvres : The Last of Us, Ico, Dark Souls… Tous ces titres sont portés aux nues par certains, détestés par d’autres. Xenogears et Xenosaga sont de ceux-là.
J-RPG tout ce qu’il y a de plus « traditionnels » en apparence, Xenogears et la trilogie Xenosaga ont été conçus par Tetsuya Takahashi, un vétéran de l’école SquareSoft (avant Square Enix). Pour faire une métaphore absolument pas approximative, disons que ces Xeno sont au J-RPG ce qu’Evangelion et Ghost in The Shell sont à l’anime. Mêlant combats, robots géants, quêtes initiatiques et questionnements philosophiques et psychanalytiques, ces jeux ont divisé, et continuent de le faire.
Chefs-d’œuvre du médium vidéoludique pour certains, escroqueries pseudo intellectuelles pures et simples pour d’autres, Charles « KadMony » De Clercq a choisi son camp, celui de ceux qui les considèrent comme des monuments du J-RPG. Auteur du livre « Les Légendes Xenogears & Xenosaga – Monolithes Brisés » publié chez Third Édition, il propose une exploration magistrale de ces jeux si particuliers. Critique garantie sans spoiler.
Xenogears : meccha, philo et psychanalyse
Pour cet ouvrage publié par Third Edition, l’auteur a fait le choix d’une dissection passionnée à la fois académique, journalistique et quasi médicale. Grâce à la prose très fluide de Charles De Clercq, le livre se dévore avec un plaisir de tous les instants. À l’image des jeux étudiés ici, chaque page réserve ses trésors, ses secrets et ses révélations.
Comme à son habitude, la maison d’édition produit un magnifique objet d’étude, très richement documenté, qui déborde à la fois d’amour pour le médium vidéoludique, mais aussi pour l’objet littéraire. De manière très superficielle, le livre est un splendide ouvrage, qui viendra orner vos bibliothèques avec sobriété et élégance. De manière plus profonde, « Les Légendes Xenogears & Xenosaga – Monolithes Brisés » est tout bonnement un indispensable pour tout amateur de J-RPG, tout curieux de l’histoire du jeu vidéo, et toute personne qui a un jour posé ses mains sur Xenogears ou Xenosaga.
Avec raison, l’auteur de l’ouvrage met le créateur Tetsuya Takahashi au même rang que les adulés Hideo Kojima ou Fumito Ueda. Il remet en perspective le fait que bien qu’un jeu vidéo se conçoive en équipe, par des centaines de mains œuvrant de concert, c’est souvent la vision d’un créatif/réalisateur/concepteur qui donne la direction nécessaire à la concrétisation de celle-ci.
Si le jeu vidéo est avant tout un travail collectif, souvent l’affaire d’équipes de plusieurs centaines de personnes, certaines œuvres sont viscéralement, irrémédiablement chevillées à l’ambition d’un seul homme. Qu’il s’agisse d’Hideo Kojima (Metal Gear Solid, Death Stranding) et sa volonté de créer une connivence toujours plus forte avec son audience, ou de Fumito Ueda (ICO, Shadow of the Colossus), véritable chef d’orchestre de la conscientisation du joueur, le jeu vidéo est, pour ses auteurs, vecteur d’une expérience, d’une connexion inédite avec son public. À l’instar de la série Metal Gear ou de Shadow of the Colossus, il est ainsi nécessaire, pour comprendre l’identité et l’aura de Xenogears, de partir sur les traces de son réalisateur : Tetsuya Takahashi.
Le livre part ensuite dans une longue étude des coulisses de la création de Xenogears, l’occasion pour le néophyte de découvrir les difficultés de la création d’un jeu, et comment un projet part d’une simple envie, pour devenir un jeu vidéo. Le deuxième chapitre du livre relève du travail de titan. Charles De Clercq explore et reconstitue le lore du jeu, sa diégèse, ce qui est loin d’être une mince affaire tant Xenogears a une narration dense et dissémine les indices à propos de son univers de façon parfois très éclatée.
Dans la troisième partie du livre, plus gros morceau, et partie la plus passionnante, l’auteur se livre à une plongée psychologique et psychanalytique de l’œuvre. De Kant à Lacan, en passant par Kubrick (le monolithe, vous l’avez ?) et Asimov, rarement un jeu n’a pu bénéficier d’un tel background culturel (même s’il est parfois amené maladroitement, ou avec des approximations d’interprétations), à l’exception peut-être de la ludographie de Yoko Taro.
Questionnement sur le destin forcé face à une enfance brisée, question du trauma, athéisme vs théisme, transhumanisme, prédétermination… Tous ces thèmes très forts sont le cœur du jeu, et l’auteur parvient avec brio à les décrypter, et à les rendre digestes. Difficile de ne pas avoir envie d’adresser un immense « Bravo » à l’auteur.
Il conclut son exploration de Xenogears en explorant l’immense composition musicale conçue par Yasunori Mitsuda (Chrono Trigger, Chrono Cross), qui livre l’une de ses plus belles prestations. Sa musique est si essentielle au propos de Xenogears qu’elle en devient l’un des acteurs indispensables du jeu. L’auteur utilise le terme de « Symbiose » entre la scénographie et la musique, et on ne saurait trouver terme plus approprié. Il suffit de quelques secondes d’écoute de Dark Dawn pour se rendre compte du talent du maître.
Xenosaga : space-opera, Nietzsche et idols
Objet vidéoludique non identifié qui est venu bouleverser le monde du J-RPG, Xenogears a marqué les joueurs grâce à son ambiance très mature, son propos complexe, et ses robots géants au design affûté. Succéder à un tel chef-d’œuvre tenait presque du châtiment de Sisyphe. Et pourtant, l’équipe de Tetsuya Takahashi parviendra à donner un successeur spirituel à Xenogears, à défaut de Xenogears 2.
Et il fallut une trilogie pour se montrer à la hauteur de l’illustre aïeul et de son héritage monumental. Pour Xenosaga, Takahashi a réussi le tour de force de rendre son propos plus abordable, tout en allant encore plus loin dans ses réflexions transhumanistes et philosophiques. Ainsi, chaque épisode de la (Xeno)saga adopte volontairement le titre de trois des livres majeurs de Nietsche :
- Xenosaga Episode I: Der Wille zur Macht (La volonté de puissance)
- Xenosaga Episode II: Jenseits von Gut und Böse (Par delà le bien et le mal)
- Xenosaga Episode III: Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra)
De manière plus succincte que pour Xenogears, l’auteur reprend la même trame analytique. Tout d’abord, une exploration du contexte de la génèse de cette trilogie (attentes de l’éditeur, le développement sur PS2 et non plus sur PS1, la pression des fans…). Il se livre ensuite à un décorticage du lore de Xenosaga, tout aussi dense que celui de Xenogears, pour finir sur la partition de Mitsuda, qui rempile pour le plus grand bonheur des auditeurs.
On notera en particulier le zoom effectué par l’auteur sur le personnage de Kos-Mos, le robot-idol égérie de la trilogie, que Bandai Namco prendra un malin plaisir à exposer autant que possible, quitte à l’inclure au forceps en tant que skin-guest dans SoulCalibur III, dans la saga Tales of ou même dans Baiten Kaitos (il fait également un passage remarqué dans Xenoblade Chronicles 2). Un comble pour un personnage dont l’un des buts premiers était de dénoncer les absurdités mercantiles de l’hypersexualisation des figures féminines dans les mondes de l’entertainment.
Une fois encore, cette trilogie est étudiée, explorée et détricotée avec une maîtrise incontestable. L’auteur connaît son sujet sur le bout des doigts, et le plaisir de lecture est permanent. Jusqu’à la dernière ligne, on se retrouve embarqué dans cette exploration philosophico-archéologique de Xenosaga, que l’on dévore à la fois comme un essai, et un roman mettant en scène des auteurs discrets et incroyablement créatifs, des robots pensants, et êtres humains qui tentent de s’affranchir de leur propre destinée, sans savoir si celle-ci est réelle ou une fabrication de leur propre imagination.
Le livre de Charles De Clercq donne une envie folle de se replonger dans les méandres torturés de Xenogears et Xenosaga, et d’y retourner encore et encore. Cet ouvrage est sûrement (et ce bien malgré l’auteur, précisons-le), le plus magnifique plaidoyer envers la résurrection de ces œuvres majeures du jeu vidéo. Brillamment écrit, le livre se dévore comme un roman.
Third Edition poursuit sur sa lancée en produisant un ouvrage magistral, que l’on lit avec un plaisir constant, avide de découvertes, de souvenirs ravivés, et d’envie de renouveau pour ces jeux qui mériteraient tellement d’être inscrits au panthéon du patrimoine vidéoludique.