Parmi les projets cinématographiques lié à notre médium préféré les plus improbables de ces dernières années, Grand Theft Hamlet occupe sans conteste une place de choix. Sorti en France sur Mubi le 21 février 2025, ce film documentaire britannique réalisé par Pinny Grylls et Sam Crane, retrace l’aventure absurde et fascinante de deux comédiens, qui, en plein confinement, décident de monter une représentation d’Hamlet… au sein de Grand Theft Auto Online. Un projet aussi fou qu’inattendu, né d’une envie profonde de théâtre à un moment où cela était impossible, en pleine pandémie.
L’intérêt du film réside donc dans ce mariage improbable entre le chef-d’œuvre du théâtre classique et ce mastodonte AAA du jeu vidéo, connu pour son chaos et sa violence. Grand Theft Hamlet est ainsi à la croisée de deux mondes : le documentaire artistique indépendant et le blockbuster vidéoludique. Une fusion quasiment contre nature, qui n’aurait jamais dû fonctionner et qui, pourtant, a réussi à donner naissance à une merveille. ATTENTION : on va spoiler.
Le regard de Pinny Grylls : une immersion dans un monde inconnu
Pour commencer, l’un des aspects les plus fascinants de ce documentaire est la manière dont il déconstruit l’image que l’on peut avoir de GTA V. À travers les yeux de Pinny Grylls, réalisatrice de documentaires et complètement novice en matière de jeu vidéo, nous redécouvrons Los Santos sous un jour nouveau. Là où les joueurs habitués voient un terrain de jeu anarchique, elle perçoit un monde vivant, peuplé de personnages uniques et de paysages sublimes.
Son regard apporte une poésie inattendue au titre déjà âgé de presque douze ans : ses plans contemplatifs sur Los Santos, les couchers de soleil derrière les gratte-ciel, les paysages naturels de San Andreas et son attention portée aux PNJ apportent une dimension inédite à cet univers souvent perçu comme purement ludique. Là où les joueurs voient de simples figurants à écraser ou à martyriser pour s’amuser, Pinny s’attarde sur leur routine, leurs gestes et leur individualité. Cette approche transforme GTA online en véritable terrain d’expression artistique, montrant un potentiel trop peu exploité du jeu vidéo.
Par ailleurs, bien que cela puisse paraître évident, le film souligne avec brio la puissance fédératrice du médium vidéoludique, quelque chose que peu d’œuvres ont réussi à aussi bien capturer jusqu’ici. En pleine pandémie, ce projet audacieux a permis à des comédiens du monde entier de se rassembler et de créer ensemble, franchissant les barrières du monde réel.
Son succès en festival est une belle victoire, et il a sans doute offert à un public néophyte, cinéphile et parfois empreint d’a priori, un aperçu des possibilités incroyables qu’offre le média. Certes, pour nous, gamers de longue date, ce n’est plus un secret, mais pour un public extérieur, la découverte de cette œuvre, de son aspect fédérateur et sans frontières, réunissant des personnes de tous horizons, a pu constituer une véritable révélation, une claque, dévoilant le potentiel infini de l’univers vidéoludique.
Los Santos, théâtre de tous les dangers
L’un des aspects les plus jouissifs du film est son humour, né du choc entre la solennité de l’univers de Shakespeare et l’anarchie inhérente au monde de GTA online. Les auditions pour les rôles sont un véritable festival de comédie absurde : un homme en caleçon, coiffé d’un chapeau haut de forme, mais avec la voix d’une femme, avouant avoir emprunté le compte de son neveu pour passer le casting, un alien récitant une prière religieuse dans un instant de grâce inattendu, ou encore un participant prenant peur et se déconnectant après avoir assisté à une longue tirade dramatique dans un appartement.
Et les répétitions ne sont pas non plus en reste : difficile de garder son sérieux lorsqu’un acteur déclame un monologue shakespearien tout en étant interrompu par des explosions de roquettes ou des interventions impromptues de la police. Le jeu lui-même devient un personnage à part entière, une force chaotique qui perturbe sans cesse la scénographie et oblige les comédiens à s’adapter en temps réel.
Une mise en scène brute et pleinement assumée
La mise en scène de ce film peut surprendre par son côté très brut : pas d’artifices, pas de Rockstar Editor. Toutes les scènes de jeu sont filmées en direct, avec la mini-map et les notifications de joueurs visibles à l’écran. Cette approche brute confère au film une authenticité inégalée, proche d’un stream Twitch. De plus, le métrage (hormis dans ses dernières secondes) ne s’autorise aucun instant hors des frontières de Los Santos ; pas un moment nous ne quittons l’univers virtuel de San Andreas pour le monde réel : l’immersion est totale.
Les seuls instants de véritable mise en scène passent par l’utilisation du téléphone du jeu, manié par Pinny afin de capturer les moments clés. Par exemple, une scène marquante ne se prive pas d’avoir recours à une mise en scène purement symbolique quand un des comédiens annonce son retrait du projet dans une séquence poétique : il prend le métro, quittant ses amis, et après avoir tiré sur Mark une balle en plein.
D’ailleurs, en parlant de mise en scène, alors que les amis s’imaginent tout d’abord faire leur représentation de façon classique, sur la grande scène du Vinewood Bowl (duquel toute l’idée du projet est partie) pourquoi ne pas finalement pousser la pièce plus loin, se demandent-ils ? Se servir du potentiel illimité du jeu et en faire une force. Et pour reprendre leurs mots, « faire Hamlet avec le budget d’Elon Musk« .
Ainsi, la représentation prend une toute autre dimension, audacieuse et folle : c’est décidé, les spectateurs seront transportés à travers divers lieux de San Andreas, dans un circuit spectaculaire à travers la carte. La pièce passera d’un yacht de luxe à un toit d’immeuble, enchaînera sur le dessus d’un dirigeable et se terminera sur les collines de Vinewood.
Quand la fiction rejoint le réel
Si l’humour est omniprésent, le film ne se limite pas à une simple farce. Derrière cette expérience unique se cache une réflexion plus profonde sur le rapport au virtuel et sur les échappatoires qu’offre le jeu vidéo.
Au fil du documentaire, la frontière entre la fiction et la réalité s’amenuise. Pinny reproche à son compagnon, Sam d’être trop absorbé par le projet, d’avoir oublié son anniversaire, sa famille, leurs enfants et sa vie réelle. Mark Oosterveen, quant à lui, avoue avoir perdu son dernier proche restant, et ne plus avoir autre chose dans la vie que cette mise en scène pixellisée d’Hamlet. On assiste alors à des doutes certains de la part des protagonistes : jusqu’où peuvent-ils s’abandonner à ce monde virtuel avant de perdre pied avec la réalité ?
Ce questionnement atteint son paroxysme lors de scènes complètement surréalistes : une dispute entre Sam et Pinny, observée par des PNJ inertes, et la réalisatrice ordonnant à son compagnon de les faire fuir avec une arme, pour ne pas se sentir épiée pendant leurs discussions. La frontière entre réalité et monde virtuel se brouille plus que jamais pour le couple, dans ce moment-ci, où GTA Online cesse d’être un simple décor pour devenir le reflet d’un conflit bien réel.
Une représentation grandiose… pour une conclusion douce-amère
L’ambition du projet explose lors de la représentation finale, un véritable tour de force en terme d’organisation, où chaque scène prend vie dans un lieu emblématique (le Diamond Casino, les collines de Vinewood…) ou improbable (le toit d’un dirigeable, un yacht de luxe…) de GTA online. Qui plus est, Pinny confie à Sam qu’un membre de la Royal Shakespeare Company pourrait être présent pour assister à la représentation, faisant ainsi monter les enjeux d’un cran et ajoutant une pression digne d’un grand final.
Tout se passe bien, et la pièce suit étonnamment bien son cours, diffusée en direct devant le monde entier et quelques chanceux ayant eu l’honneur de rejoindre le serveur dédié. Jusqu’à l’inévitable imprévu : le dirigeable, théâtre de l’Acte I, explose, tuant sur le coup tous les comédiens et spectateurs. L’équipe, entre quelques fous-rires, doit improviser et demander aux spectateurs de se regrouper près du casino pour la suite de la représentation, en s’excusant pour le regrettable incident technique. Un moment qui résume parfaitement l’esprit du film : chaotique, absurde, comique, mais profondément humain et touchant.
Et puis, tout se termine. La pièce est jouée, les comédiens festoient dans une boite de nuit de Los Santos et les joueurs se déconnectent un à un. L’euphorie retombe brutalement, laissant une sensation de vide. Ce projet fou est désormais terminé. S’il avait un sens en pleine pandémie, qu’en reste-t-il, alors que le monde est revenu à la normale depuis bien longtemps déjà ?
Une reconnaissance méritée et inespérée
Après tant de doutes, de frustrations et de conflits, l’histoire aurait pu s’arrêter là. Sur cette fin quelque peu âpre et amère. Un projet insensé et pourtant mené à terme, risquant cependant de ne rester qu’une simple anecdote dans l’histoire du théâtre et du jeu vidéo. Mais Grand Theft Hamlet ne s’arrête pas à une simple expérience éphémère.
Les dernières secondes de l’oeuvre sont salvatrices : nous sortons enfin des frontières du jeu pour rejoindre, en janvier 2023, Sam, Pinny et Mark au Theatre Royal Drury Lane, à Londres, recevant le prix de l’Innovation Award. Une consécration inattendue, mais amplement méritée, récompensant un projet qui aurait pu sombrer dans l’oubli, mais qui a su prouver sa pertinence et sa valeur… La première d’une longue série, après son tabac retentissant en festivals.
Ce moment encapsule toute la portée du film : ce projet n’était pas vain. Il n’était pas qu’une lubie née d’un confinement trop long, il a marqué quelque chose, en démontrant que le théâtre peut exister partout, même dans un jeu vidéo ouvert à tous les chaos.
Shakespeare en 2025, toujours vivant, même à San Andreas
Finalement, comment mieux prouver l’intemporalité d’une œuvre que de voir Hamlet, pièce vieille de plusieurs siècles, transposée dans le médium le plus moderne et technologique de notre époque ? Qu’y a-t-il de plus puissant que de voir cette tragédie traverser les âges, survivre à toutes les épreuves, jusqu’à être jouée dans un univers virtuel comme celui de GTA online ?
Ce projet n’est pas une simple curiosité : il est la preuve que Shakespeare n’a jamais cessé d’être pertinent et que son texte résonne toujours, peu importe l’époque et le support. Et si Grand Theft Hamlet avait finalement offert à Hamlet l’une de ses adaptations les plus modernes, mais aussi l’une des plus fidèles à son essence ?
À mi-chemin entre la performance artistique, le documentaire de création, le machinima et l’expérience vidéoludique, Grand Theft Hamlet est un OVNI cinématographique. Drôle, touchant et profondément original, il réconcilie art classique et culture numérique, tout en proposant une réflexion sur notre rapport au virtuel.
En sublimant GTA online et en lui offrant une dimension poétique insoupçonnée, le film rappelle que le jeu vidéo n’est pas qu’un simple loisir, mais peut être un véritable outil d’expression. Un témoignage unique d’une époque où, confinés chez nous, nous avons trouvé refuge dans des mondes imaginaires.
Une tragédie ? Peut-être. Mais surtout, un magnifique hommage au pouvoir du média vidéoludique et à sa capacité à rassembler, même dans l’anarchie la plus totale.
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