Dans une récente conversation avec les investisseurs, Ryan Hill, le directeur marketing du studio CI Games (Lords of the Fallen, Sniper Ghost Warrior) a affirmé que les jeux étaient développés pour « plaire aux joueurs » et non pour satisfaire « un agenda politique ou social ». Selon lui, les pratiques « DEI » (Diversité, Équité et Inclusion) gâcheraient l’expérience de jeu et seraient même responsables de l’échec commercial de certains titres récents.
Si vous lisez régulièrement la presse ou les réseaux sociaux, vous avez sans doute remarqué que le sigle « DEI » était de plus en plus présent dans les discussions. S’il désigne à l’origine des initiatives visant à promouvoir la diversité et l’inclusion au sein des entreprises, il est souvent évoqué sur Internet comme un avatar du « wokisme », et accusé de tous les maux dans l’industrie du jeu vidéo. En incluant des personnages féminins ou des personnes non-blanches dans les jeux, ces pratiques viendrait donc gâcher l’expérience à coup de diversité forcée.
L’un des principaux arguments avancés par les détracteurs de la DEI est que les studios n’écoutent pas les attentes des joueurs, qui rejetteraient cette diversité. Ainsi, en forçant ces pauvres petits à jouer un personnages différent d’un homme blanc hétérosexuel (ou en incluant simplement des PNJ noirs dans un univers médiéval fantastique…), les studios condamneraient les jeux à l’échec commercial. Ce discours a été utilisé par certains pour expliquer les ventes décevantes de Star Wars: Outlaw, par exemple. C’est également ce raisonnement qui est utilisé par Ryan Hill :
« Certains jeux ont récemment intégré un agenda politique et social dans leur expérience, mais il est clair que de nombreux joueurs n’apprécient pas cette initiative. Résultat : rien que l’année dernière, on a vu un certain nombre de sorties très attendues se retrouver en-dessous des objectifs commerciaux. […] Nous n’allons pas intégrer ces éléments dans nos jeux, compte-tenu du risque que cela représente. »
Il est bien triste qu’un directeur marketing puisse tenir de tels propos, puisqu’ils ne sont, dans les faits, basés que sur des jugements à l’emporte-pièce. Certes, les exemples de jeux qui ont déçu sont légion. Mais la DEI est-elle vraiment responsable de ces échecs ? L’industrie des jeux AAA toute entière est en crise, et les raisons des contre-performances commerciales sont peut-être à aller chercher du côté de la gestion budgétaire des studios et du fort turnover dans les équipes, plutôt que dans l’inclusion supposée de personnages plus diversifiés.
De plus, pour chaque jeu « avec de la diversité » (terme très vague qui n’est jamais vraiment défini par ses détracteurs) qui échoue, il existe des dizaines de succès. Par exemple, Baldur’s Gate 3 et Stardew Valley, qui permettent d’incarner des avatars diversifiés et qui incluent des romances entre personnages du même genre, sont parmi les titres les plus joués sur Steam. Ces jeux sont certes catalogués de « woke » par certains, mais cela ne les empêche pas de très bien se vendre même des années après leur sortie.
Finalement, l’absence d’une définition claire de ce qui dérange donne lieu à des situations plus ridicules qu’autre chose. À l’automne dernier, on ne pouvait que rire en voyant un document partagé sur Internet qui classait des milliers de jeux vidéo dans des catégories « woke » ou non. On pouvait alors voir que Portal 2 était woke car il contient « de subtils messages anti-patriarcat », tandis que d’autres jeux sont à bannir à cause de la possibilité d’ajouter du vitiligo dans le créateur de personnage, ou pour des messages pro-climat.
On se souvient également d’une sortie récente d’un influenceur jeu vidéo très connu (Julien Chièze, pour ne pas le nommer), qui lui aussi expliquait que les joueurs ne voulaient pas de politique dans leurs jeux, sans vraiment expliquer ce que « politique » voulait dire. Triste aussi de constater que les vidéos, articles, et tweets qui reprennent cette idée sont largement commentés et partagés de toute part : la posture « anti-woke » fait du clic.
Dans sa déclaration, Hill n’explique pas ce qu’il entend par « DEI », ni par « risque », et n’a pas non plus donné d’exemple. Peu après ces propos, le PDG de CI Games, Marek Tyminski, a confirmé sur X que le studio « n’inclurait pas d’élément DEI dans ses jeux » sans donner plus de détails. Il est bien regrettable que des personnes du milieu viennent donner de l’eau au moulin des joueurs les plus réactionnaires qui croient que « go woke, go broke » (« soyez woke, faites faillite ») est une formule qui se vérifie.
Ces mêmes joueurs qui avaient décidé d’avance que Dragon Age: The Veilguard ne leur plairait pas à cause de la présence d’un personnage non-binaire (alors que le jeu a de nombreux défauts qu’il serait bien plus pertinent d’attaquer). Les mêmes encore qui hurlent déjà avec les loups en voyant que le prochain jeu de Naughty Dog, Intergalactic: The Heretic Prophet , met en scène une femme avec le crâne rasé (apparemment, un signe de vil wokisme de la part du studio) ou que Ciri sera l’héroïne de The Witcher 4.
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