« Les goûts et les couleurs … », c’est des conneries. Un prof de philo croisé à la lointaine époque du lycée se vantait de pouvoir expliquer à qui voulait bien l’écouter la différence objective entre un chef-d’œuvre et une croute. Acceptant au contraire qu’il y a autant de raisons d’aimer (ou pas) un film qu’il y a de spectateurs, Laurent Jullier s’est mis en tête de répondre à la fois avec beaucoup d’humour et d’ambition à la question : Qu’est-ce qu’un bon film ? L’interrogation est d’ailleurs le titre du livre qui résulte de ses réflexions. Un ouvrage indispensable, donc, universitaire, mais détendu (et accessible), resté longtemps introuvable.
Une troisième édition enrichie de Qu’est-ce qu’un bon film ? vient tout juste de paraître, le rendant à nouveau disponible. À cette occasion, on s’est demandé si les critères qui faisaient d’un film un bon film étaient transposables au jeu vidéo. Pour cette première partie de l’article qui en comprendra deux, on s’arrêtera, tout comme Laurent Jullier, sur des critères qui interviennent avant même d’avoir lancé le jeu. Si je démarre un jeu, c’est rarement par hasard : il y a, devant tout jeu, un horizon d’attentes, des espoirs.
La demande faite au jeu
Jullier décrit neuf paradigmes cinéphiles, soit neuf critères, qui peuvent se mêler et se démêler, et dont dépend la satisfaction qu’aura pu nous procurer le film. Nous nous amuserons ici à essayer de les transposer au jeu vidéo.
- Un bon jeu, c’est d’abord une bonne histoire. Ce n’est même parfois que cela, si on s’attarde sur le genre des visual novels, ou celui des walking simulators. Tout récemment, un titre comme The Medium, plutôt célébré par la presse, ne tient que par son scénario. Pas, ou peu de gameplay, pas non plus de difficulté : on avance en pilote automatique dans cette histoire. La seule mécanique du jeu est de tenter de nous tenir en haleine jusqu’à sa révélation finale. Gone Home aura aussi marqué son époque par les thèmes qu’il aborde et sa façon de les raconter. Là encore, le gameplay est quasiment absent, c’est l’histoire qui prime. Évidemment, l’inverse n’est pas vrai, et un jeu qui ne proposerait pas une bonne histoire n’est pas d’emblée mauvais : Tetris ou Baba is You en sont témoins !
- Un bon jeu convient à la situation. Passer une soirée entre amis devant le jeu mobile Dr. Mario World, ou profiter d’un passage aux toilettes pour lancer une partie de Just Dance ne sera pas très judicieux. Le contraire, par contre… Un bon jeu est donc celui qui convient au joueur au moment où il le lance.
- Un bon jeu nous enrichit. The Medium, encore lui, est un thriller horrifique, certes, mais c’est aussi une fenêtre ouverte sur l’œuvre du peintre polonais Beksinski (voir notre fiche de perso). Des titres comme This War of Mine ou Soldats Inconnus nous renseignent plus efficacement sur la guerre que de nombreux documentaires. Moins didactiques, des jeux à l’écriture profonde comme Nier: Automata ou The Last of Us Part II nous donnent à réfléchir, et nous en apprennent finalement beaucoup sur nous-même, en tant que personne et en tant qu’humain.
- Un bon jeu sait parler aux fans. Un jeu un peu moyen gagne vite quelques points pourvu qu’il mette en scène un personnage ou un univers qu’on aime bien. Le principal intérêt du jeu Ghostbusters de 2009, avant ses éventuelles qualités techniques ou son gameplay, n’est-il pas qu’il a été écrit et interprété par l’équipe du film original ? Et si Shantae: ½ Genie Hero a réussi un tel hold-up sur Kickstarter, à l’époque, (950 000 $ récoltés) c’est uniquement grâce à l’aura des épisodes précédents. On pourrait d’ailleurs dire la même chose de la PlayStation 5…
- Un bon jeu s’inscrit dans l’histoire de son média. Wolfenstein 3D marquera les esprits en posant les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui le DOOM-like, tandis que DOOM (2016) offrira une seconde jeunesse au genre. Nomad Soul est culte pour tout ce qu’il sera le premier à faire, comme offrir une vraie liberté d’action, et avoir une megastar dans un second rôle (David Bowie), plus de vingt ans avant que Keanu Reeves ne soit à l’affiche de Cyberpunk 2077.
- Un bon jeu a une portée artistique. Un titre comme The Longing, qui se déroule sur 400 jours en temps réel, vaut plus pour sa façon de traiter du thème de l’ennui que pour son gameplay optionnel et dérisoire. On a pu reprocher au rail shooter Child of Eden sa faible durée de vie. C’est passer à côté du propos du titre, qui tentait d’offrir, de son propre aveu, une expérience synesthésique plus qu’un jeu de scoring.
- Un bon jeu a une portée sociale. L’une des réussite de Yakuza: Like a Dragon, c’est le regard qu’il porte sur la société japonaise, abordant de front des thématiques fortes comme les sans-abris, l’euthanasie, la prostitution… Un personnage fort et complexe comme Abby (The Last of Us Part II) permet aussi à la société de s’interroger sur l’image et le rôle des femmes dans le jeu vidéo, et plus généralement partout ailleurs.
- Un bon jeu s’explore sans limite. Laurent Jullier explique dans son livre le concept de drillability, soit la capacité d’une œuvre à être forée, fouillée, explorée. On « speedrun » toujours plus vite des titres qui ont 25 ou 30 ans ; récemment, on a encore découvert, des années après sa sortie, des codes cachés dans Nier: Automata, et des joueurs acharnés découvrent encore de nouveaux enchaînements et possibilités de gameplay dans Devil May Cry IV, sorti il y a plus de douze ans !
- Un bon jeu peut être « braconné » (pour reprendre le terme de Laurent Jullier). C’est-à-dire qu’on s’y adonne pour d’autres raisons que ce pour quoi il a été prévu à l’origine. S’amuser des défauts d’un jeu spécialement mauvais comme on se regarde pour rire un nanar, aller chercher des messages incongrus à l’insu des développeurs (Animal Crossing, cette cruelle parabole du capitalisme décomplexé…), ou complétement détourner le gameplay d’un jeu, comme ces joueurs qui finissent Cuphead avec un tapis de Dance Dance Revolution ou les bongos de Donkey Conga… Parfois, un jeu a le génie de se braconner tout seul, et un tower defense un peu moyen devient Fortnite, le plus grand jeu de la terre !
Les critères situationnels
Au-delà de ces neuf paradigmes, un jeu aura souvent une capacité à cliver. Il suffit de prendre n’importe quel titre sur Metacritic et de se rendre compte des différences entre les notes les plus basses et celles les plus hautes. Horizon: Zero Dawn, l’un des grands succès de la génération de consoles précédente, se voit ainsi à la fois noté 100/100 par le magazine tchèque LEVEL, qui juge le titre parfait, donc, tandis que la rédaction d’USgamer a été déçue, et ne lui a attribué qu’un petit 50/100, le considérant du coup comme tout juste moyen.
Et personne n’a tort ! Car le jeu sera bon (ou pas) selon qui y joue, où, et quand. Et d’autres critères extérieurs au jeu lui-même : les critères situationnels.
Premier de ces critères, la concernabilité. Un bon jeu me parle, s’adresse à moi, et je m’y reflète. Comme ce passionné d’aviation qui jure ne pas s’intéresser aux jeux vidéo, mais passe tout son temps libre sur Flight Simulator… Ou ces fans de foot qui n’ont pas grand-chose à faire de Breath of the Wild ou Red Dead Redemption II, et ne pratiquent qu’un seul jeu : le FIFA de l’année.
Encore, l’on va s’intéresser à un jeu parce qu’il a été conçu chez nous : l’argument du made in France. Et il est vrai que la presse spécialisée est particulièrement fière des succès des studios Dontnod ou Arkane.
« …on ne peut que saluer le travail de DONTNOD qui avec Life is Strange porte haut les couleurs du jeu vidéo français. » – extrait du test de Life is Strange sur jeuxvideo.com
Un bon jeu vidéo s’emparera d’une thématique sociale qui me touche : le racisme, la fluidité de genre, le deuil…
Autre critère qui intervient avant même le jeu : l’adéquation aux attentes. Et c’est là qu’on s’attarde sur l’étiquette de genre. Simulation, J-RPG, fast FPS, point’n click, RTS… Les genres de jeux sont légion, se croisent et se recoupent parfois, et servent à nous annoncer leur contenu. Un accro à la performance ira voir du côté du hardcore platformer, ou du shmup tendance bullet hell, tandis que celui qui recherche des sensations fortes lancera plutôt un survival horror.
Charge au jeu ensuite de respecter l’étiquette, au risque de décevoir le joueur. Car le genre, aujourd’hui plus que jamais, est porteur de promesses. Certes, pour un jeu s’affichant platformer, la promesse induite par le genre est facile à tenir : il suffit qu’il y ait effectivement des plateformes. Mais depuis quelques années, un titre particulièrement réussi aura tendance à lancer un genre à lui seul. On parlera alors de Souls-like quand un jeu empruntera les mécaniques des titres de From Software, Demon’s Souls et Dark Souls. Les mécaniques, mais pas toujours la maestria… Pourtant, en nous promettant un Souls-like ou un GTA-like, le joueur entend malgré lui « un jeu aussi bien qu’un Souls ou qu’un GTA », au risque d’être déçu. Un bon jeu sera donc fidèle à son genre.
Dans la seconde partie de cet article, nous nous arrêterons sur les critères plus objectifs, moins portés par le joueur que par le jeu lui-même, ce que Laurent Jullier appelle les jugements normatifs. En attendant sa publication, vous pouvez vous spoiler avec l’excellent livre qui a inspiré ce papier, Qu’est-ce qu’un bon film ? de Laurent Jullier, collection Focus Cinéma aux éditions Armand Colin.