Quand le studio fait de ses développeurs des forçats.
L’hiver dernier, le succès de Red Dead Redemption 2 fut un temps assombri par le scandale des conditions de travail des développeurs chez Rockstar. La direction des studios se vantait en effet que leurs développeurs pouvaient travailler sur le titre jusqu’à cent heures hebdomadaires. C’est ce qu’on appelle le crunch, une période de travail intense, pendant laquelle les développeurs ne comptent pas leurs heures pour arriver à livrer un jeu en temps et en heure, et ce au détriment de leur vie personnelle, de leur santé parfois.
Le scandale qui a entouré RDR2 n’était pas le premier. En 2017, Jason Shreier publiait Du sang, des larmes et des pixels (ed. Mana Books), ouvrage dans lequel il décrivait les conditions de travail chez Naughty Dog pour le développement d’Uncharted 4. Le même Jason Shreier est retourné voir la situation des employés de Naughty Dog à l’occasion des dernières semaines de développement de The Last of Us Part II. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le studio n’apprend pas de ses erreurs.
Il est vrai que pour cela, il faudrait déjà que la situation de crunch soit vécue comme une erreur, ou au moins comme un problème par la direction. On l’a vu avec Rockstar, les montagnes d’heures sup’ subies par les employés sont une sorte de fierté, un argument de vente, presque. La direction semble voir le crunch comme une sorte de garantie de qualité du jeu.
Chez Naughty Dog, Jason Shreier nous montre (à travers les témoignages des employés qu’il a reçus) comment le crunch fait intégralement partie de l’organisation du studio. Les recrutements se basent ainsi entre autres sur des profils dont la direction sent qu’ils seront à même d’accepter ces heures sup’ innombrables. La hiérarchie même de la société est construite de telle manière que le crunch soit une forme d’évidence. Ainsi, il n’est jamais exigé par personne, mais les salariés se mettent la pression les uns, les autres. Bien sûr, il y a la volonté bien réelle de faire le meilleur jeu possible, la fierté de bosser pour un studio qui produit ce qu’il y a de mieux en matière de jeux vidéo aujourd’hui. Mais il n’y a pas que ça.
« […] Pour la plupart des employés, il y a une pression sociale silencieuse qui les force à rester. Personne ne veut être celui qui part à 6 ou 7 heures du soir quand tous les autres ont prévu de rester jusqu’à minuit. Personne ne veut être le développeur absent le samedi, quand les autres se bagarrent pour que chaque mèche de cheveux d’Ellie soit parfaite. Et il n’y a personne dans les bureaux pour leur dire de rentrer à la maison. » – Jason Shreier pour Kotaku, à propos du développement de The Last of Us Part II.
Et puis, il y a la précarité. Les salariés comptent sur leur bonus, dépendant des ventes du jeu, et ont donc un intérêt direct à ce qu’il soit le meilleur possible. Mais aussi tous les autres, les CDD, les extras, qui espèrent sans doute qu’au bout du crunch, il y a peut-être un contrat… Si les conséquences sur la santé mentale et physique des équipes est une évidence, cette politique commence à avoir des effets négatifs sur la structure même des studios.
Ainsi, de la vingtaine de développeurs principaux ayant œuvré sur Uncharted 4, quatorze ont aujourd’hui quitté Naughty Dog. Combien seront encore là après la sortie de The Last of Us Part II ? Pour TLOUII, les studios ont déjà été dans l’obligation de faire appel à un nombre disproportionné d’employés junior face aux défections de leurs équipes plus expérimentées. Pas le meilleur moyen de garantir une qualité maximale de ses titres. Les conditions de travail se sont tellement dégradées que Jason Shreier relaie les drôles d’espoirs de certains développeurs des studios : que le jeu se plante, afin que Naughty Dogs soit forcé de remettre son fonctionnement à plat. Triste.
Bien entendu, s’il est aujourd’hui pointé du doigt, Naughty Dog n’est hélas pas le seul studio à pressuriser ainsi ses salariés. On l’a vu avec Rockstar, et on sait que c’est également la norme chez CD Projekt, qui est lui aussi assez transparent sur la chose. D’ailleurs, il est assez symptomatique de l’époque de voir qu’un studio se monte aujourd’hui sur la promesse de ses conditions de travail plutôt que sur un projet de jeu.
C’est le cas de Silver Rain Games, un tout jeune studio du Royaume-Uni monté par Abubakar Salim, surtout connu comme acteur de doublage (Assassin’s Creed Origin, World of Warcraft, The Bradwell Conspiracy, etc.). Si aucun jeu n’est encore annoncé, la tagline de la société est assez claire :
« We value flexibility and aim to create a safe space for our team to explore and find their role within the game industry of today. »
Un espace sécurisé pour ses équipes. On voudrait hameçonner les anciens de chez Naughty Dog qu’on ne s’y prendrait pas autrement…