Avis aux amateurs de narrations décalées : c’est avec un concept pour le moins original que le studio berlinois Little Bat Games fait son entrée dans la scène du jeu vidéo. Pas de piège, pas de subtilité, pas de tromperie, dans Vampire Therapist, c’est justement cela que l’on incarne : un thérapeute vampire, aidant ses congénères immortels à naviguer au travers de leurs distorsions cognitives.
Du nom de Sam Walls, ce cow-boy bicentenaire traverse l’Atlantique pour venir trouver, dans un club gothique de Leipzig, un mentor en la personne d’Andromachos, son aîné de quelques millénaires. Sous l’aile de ce dernier, il va commencer à recevoir ses premiers clients. À partir de là, le principal mécanisme d’interaction est simple : les patients nous confient leurs angoisses et désillusions et nous devons identifier, dans leurs propos, ce qui relève de fausses croyances ou de schémas de pensée néfastes afin de les inciter à les corriger.
Dans ce gameplay assimilable à un visual novel, c’est donc la qualité de l’écriture qui doit porter l’œuvre à bout de bras, or moins que l’on puisse dire c’est qu’à ce titre Vampire Therapist s’attelle à un sujet extrêmement risqué. Ici, pas de métaphore, d’analogie, de manière personnelle ou détournée d’aborder la thématique de la santé mentale, alors comment l’adresser frontalement dans la forme forcément réductrice d’un jeu vidéo ? Le jeu a été réalisé avec l’appui de véritables thérapeutes nous rassure-t-on, mais cela suffit-il à en faire un objet à la fois responsable et divertissant ?
(Test de Vampire Therapist sur PC réalisé à partir d’une copie du jeu fournie par l’éditeur. Attention, au moment de la réalisation de ce test, le jeu est uniquement disponible en langue anglaise)
Thou art BeTipul
BeTipul. Si ce nom ne vous dit rien, vous êtes passé à côté de l’un des grands phénomènes de l’audiovisuel des vingt dernières années (ou vous n’en connaissez que les émanations). Cette série israélienne de Hagai Levi, Ori Sivan et Nir Bergman met en scène un thérapeute face à quatre de ses patients. Il les rencontre successivement, chacun son jour de la semaine, avant de faire le point les vendredis avec son mentor au sujet de ses propres questionnements. Chaque semaine le cycle se répète, et chaque semaine en dévoile un peu plus sur les personnages, leurs doutes et leurs déchirures.
Le modèle est simple, minimaliste presque, mais malin. Les épisodes sont courts (une trentaine de minutes), les scènes se déroulant quasiment en temps réel, et leur diffusion incite là aussi à respecter le rythme de l’histoire, à raison d’un rendez-vous par jour (dans les faits, il faut néanmoins admettre qu’il est bien difficile de se retenir de les enchaîner, surtout lorsque l’on a envie de revenir à son patient favori pour voir progresser son arc).
Le format a été un carton.
Au-delà de la renommée qu’elle a acquise en Israël, BeTipul a surtout fait l’objet d’un nombre impressionnant d’adaptations, des Etats-Unis au Japon en passant par la Russie, le Brésil ou encore la Macédoine, chaque pays se lançant dans le défi de replacer les personnages dans les problématiques propres à leur société. En France, c’est le duo de réalisateurs Éric Toledano et Olivier Nakache qui s’y est collé, réunissant sur Arte, dans le casting de En Thérapie, des acteurs aussi prestigieux que Frédéric Pierrot, Mélanie Thierry, Reda Kated, Carole Bouquet, Charlottte Gainsbourg ou encore Jacques Weber.
Pourquoi s’attarder sur le succès de ces séries ? Déjà, pour prouver l’engouement mondial que le thème de la psychothérapie a su susciter, quand bien même la plupart des épisodes se résument à de longs couloirs de dialogues dont la mise en scène se limite bien souvent à une alternance de champs et de contrechamps. Ensuite, parce que Vampire Therapist semble tout simplement en être une nouvelle déclinaison, cette fois mise au goût de la société bien particulière des vampires. Le ton est plus à l’humour et à la badinerie, le contexte forcément quelque peu fantaisiste, mais les ingrédients de base sont bien là.
Peser ses mots
La première heure du jeu est un peu lente à se mettre en place, le temps que le personnage (et avec lui le joueur) prenne ses marques. Vampire Therapist est en effet bien conscient que nous noyer immédiatement sous une flopée de concepts psychologiques serait contre-productif et nous les présente plutôt au compte-goutte, tout au long de l’histoire, nous laissant le temps de les appréhender et de nous en imprégner avec d’en intégrer de nouveaux. Un certain temps est donc nécessaire avant que nous ne réunissions toute notre panoplie mentale de thérapeute.
En attendant, les premiers dialogues peuvent sembler reposer sur des blagues faciles (dont beaucoup à connotation sexuelle, à réserver à un public averti) et tourner un peu en rond sur leurs clichés (typiquement, le puritanisme des américains par rapport à l’émancipation des européens). Néanmoins, au fur et à mesure que l’on apprend à mettre à jour les failles des personnages, on apprend également à s’attacher à eux et à s’attendrir de leurs stéréotypes. Petit à petit, Vampire Therapist trouve ainsi son équilibre entre fiction délurée, humour et fondamentaux thérapeutiques.
Ces fondamentaux thérapeutiques, parlons-en. On parle ici de distorsions cognitives, concept-clé des thérapies cognitives et comportementales qui visent à les corriger. Qu’il s’agisse de disqualifier nos qualités et accomplissements, de projeter nos craintes à travers un raisonnement émotionnel ou une pensée dichotomique, ou encore de faire peser sur soi une pression indue par le biais de fausses obligations ou d’une personnalisation des problèmes, elles sont susceptibles d’altérer profondément notre bien-être moral et mental (et, par effet domino, tous les aspects de notre vie).
L’objectif de Vampire Therapist est ainsi d’apprendre à les déceler dans les propos de nos clients. S’il nous faut préciser quel type de distorsion est à l’ouvrage lorsqu’on sent ceux-ci s’égarer, notons que le jeu ne comporte toutefois pas de conditions d’échec, notre mentor télépathe nous alertant aussitôt que nous faisons fausse route et nous permettant de nous reprendre autant de fois que nécessaire. On pourrait donc, théoriquement, se contenter de cliquer un peu au hasard sur les options jusqu’à progresser dans les dialogues. Cependant, ce ne serait pas vraiment jouer le jeu, n’est-ce pas ?
De grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités (ou est-ce une fausse obligation ?)
Au lancement de la partie, un écran nous met en garde : bien qu’il ait été développé en lien avec des thérapeutes, Vampire Therapist ne se substitue pas à un suivi psychologique. L’idée peut amuser, car on imagine d’abord mal comment on pourrait s’identifier à des créatures immortelles venues des quatre coins de l’Histoire au point de croire trouver dans leurs dialogues les solutions à nos propres problèmes. Pourtant, le fait est que le simple procédé d’interaction proposé semble complètement changer la donne en terme d’implication, en amenant à s’interroger explicitement sur nos schémas cognitifs.
Bien sûr, santé mentale et jeu vidéo ne forment pas une association si rare. Qu’il s’agisse de nous embarquer ouvertement dans les questionnements des personnages, comme dans Night In The Woods, Omori ou INDIKA, ou d’explorer des mondes qui se veulent le reflet de leurs tourments intérieurs, à l’image de Limbo, Celeste ou Gris, les titres évoquant dépression, deuil et traumatismes en tous genres ne manquent pas. D’autres cristallisent plutôt ces enjeux en tant que moteurs de gameplay, à l’image de Psychonauts, de la saga des Persona ou plus récemment The Thaumaturge.
Néanmoins, parce que ces œuvres abordent ces questions soit à travers des trajectoires personnelles, soit en en faisant au contraire des gimmicks scénaristiques de second plan, leur responsabilité vis-à-vis du sujet n’est pas la même, car aucun d’eux ne se vend sur l’argument central de traiter de santé mentale (à part peut-être Hellblade: Senua’s Sacrifice). Ainsi que Danganronpa, par exemple, aborde parfois grossièrement les troubles affectant certains de ses personnages, on peut le regretter en termes de représentation, mais pas s’en affoler en criant à la désinformation.
D’une certaine manière, la trame de fond fantastique de Vampire Therapist allège également son fardeau à cet égard. En effet, sans doute ne l’ajoute-t-on pas tant à son panier parce qu’il parle de thérapie, mais parce qu’il parle de vampires et de thérapie. Le concept est intrinsèquement amusant et appelle à ne pas être pris complètement au sérieux. Il offre ainsi à l’œuvre non seulement de grandes possibilités en termes d’humour, de sources d’inspiration et de créativité, mais également une distance bienvenue pour manœuvrer à travers son périlleux exercice.
Faire preuve d’indulgence
Alors, au final, comment The Vampire Therapist s’en tire-t-il avec son sujet ? L’un des écueils qu’il rencontre est qu’il est forcément réducteur de résumer une thérapie à une chasse aux distorsions cognitives, et que d’ailleurs celles-ci se recoupent souvent. Les modalités d’interaction sont donc, paradoxalement, très binaires. Cependant, ne pas se montrer excessivement ambitieux vis-à-vis la représentation de la psychothérapie est sans doute l’une des qualités salvatrices du jeu, qui fait preuve d’une certaine modestie en choisissant de se concentrer sur un angle spécifique.
La douzaine de distorsions avec lesquelles on nous familiarise est après tout déjà bien assez à appréhender (pour éviter la surcharge mentale, le jeu nous demande d’ailleurs de n’en garder qu’une poignée en tête à tout instant), et donnent suffisamment matière à méditer si l’on souhaite laisser son esprit divaguer entre deux discussions avec des vampires catastrophés. En parallèle, il n’y a d’ailleurs qu’à se laisser intriguer et amuser par les situations loufoques que peuvent nous amener ces êtres immortels, qui ont la chance d’avoir devant eux tout le temps dont ils pourraient avoir besoin pour aller mieux !
Ainsi, en dépit de leurs spécificités, l’ensemble des arcs narratifs du jeu convergent vers une conclusion unique, pilier des thérapies de restructuration cognitive, qui est la nécessité de faire preuve d’indulgence envers soi-même (tout en se gardant, bien sûr, de verser dans l’excès inverse en se déresponsabilisant de tout !) En somme, le tout est parfaitement synthétisée dans la Prière de la Sérénité de Reinhold Niebuhr : « Puissé-je avoir la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses qui peuvent l’être et la sagesse d’en connaître la différence. »
Si cette citation (souvent faussement attribuée à l’empereur romain Marc Aurèle, qu’Andromachos semblait bien connaître…) vous dit quelque chose, c’est qu’elle a été reprise dans de nombreuses œuvres culturelles de tous genres, mais également parce qu’elle sert de socle à de nombreux groupes de paroles et associations d’entraide, comme celle des Alcooliques Anonymes. Vous ne la rencontrerez pas explicitement dans Vampire Therapist, mais le jeu semble pourtant irradier tout entier de son message, dont il paraît difficile de mettre ici en doute la sincérité.
D’une certaine manière, le fond et la forme de Vampire Therapist semblent se rejoindre dans une conclusion bienveillante, qui amène à se montrer réaliste vis-à-vis de ses capacités, de ses responsabilités et de son impact sur autrui. Ni au centre du monde, ni impuissant face à lui, la place de chacun comme de ce jeu se situe quelque part entre les extrêmes. Il ne faut donc pas s’attendre à une œuvre qui révolutionne l’état de l’art (n’en déplaise à la Signora d’Este), mais plutôt à une qui reste à la mesure de son propos : profondément humaine et attachante.
Parvenant à mettre en lumière les souffrances causées par les distorsions cognitives tout en conservant un cadre imaginatif et humoristique, se montrant sérieux dans son traitement sans prétendre avoir toutes les réponses, ce premier-né de Little Bat Games s’en tire ainsi admirablement dans son numéro d’équilibriste. À l’image de ses personnages, il n’est pas parfait, mais peut-être fera-t-il lui aussi preuve de sa détermination à sans cesse s’améliorer à travers un second opus. Après tout, le travail d’introspection s’arrête-t-il jamais vraiment ?