Apparu sur la toile à l’automne dernier, The Blind Prophet s’annonçait comme un titre énigmatique aux visuels attirants. Production indé française financée sur Kickstarter et teasée sur quelques sites arty, le jeu a réussi à nous donner envie de le découvrir, avant d’être reporté à plusieurs reprises. Des reports qui se sont répétés mois après mois, nous laissant penser à un abandon du projet… jusqu’à aujourd’hui. Le jeu est en effet finalement sorti le 5 février dernier. Les reports ont-ils profité au jeu ? L’attente en valait-elle la peine ? C’est ce que nous allons voir dans notre test.
(test de The Blind Prophet réalisé sur PC via un code fourni par l’éditeur)
Just Me, Myself and I
Parce qu’il faut, selon nous, juger un jeu à l’aune de ses ambitions, commençons par préciser que The Blind Prophet est un véritable indé. Ces dernières années, le qualificatif est utilisé aussi bien pour décrire des titres alternatifs mais disposant de moyens somme toute confortables, que des vrais indépendants, œuvrant seuls dans leur coin, sans le soutien logistique et financier de « gros » éditeurs. The Blind Prophet appartient définitivement à la seconde catégorie.
Quasiment un one man game, le jeu est signé Baptiste Miny, à la tête du studio (ARS GOETIA, une maison lyonnaise qui tire son nom d’un grimoire de démonologie du XVIIème siècle…), à l’écriture, aux dessins, au game design… Ce dernier a tout juste été épaulé à la programmation, et a bénéficié du talent de Jeff Lawhead à la musique. Le jeu est ainsi un projet très personnel, celui d’un auteur qui avait des histoires à raconter.
Quand tu descendras du ciel…
L’histoire, justement, est celle de Bartholomeus, un apôtre tout droit arrivé du Paradis pour renvoyer ad patres une série de démons venus corrompre le petit port de pêche autrefois tranquille de Rotbork. Au cours de sa chasse aux créatures des enfers, Bartholomeus se rendra compte que quelque chose ne tourne pas rond à Rotbork, au-delà de la présence des démons infectant la cité…
Une histoire de possession et de chasse aux monstres finalement assez premier degré, avec peu de surprises. Le jeu s’amuse d’ailleurs lui-même de cette situation, puisque quand le héros se présente tel qu’il est (un apôtre chasseur de démons âgé de 2000 ans…), les autres personnages le trouvent particulièrement amusant ! Premier degré également quand le titre s’essaie à la critique sociétale, raillant politiciens corrompus (ici, par des démons) et médias à leur solde. Une critique peu fouillée et caricaturale, finalement un peu à l’image du jeu : on regrettera ce scénario qui reste un peu trop en surface, d’autant que le soft est essentiellement narratif.
Un avant et un après Telltale
Côté gameplay, on est face à un bon vieux point’n click des familles, façon Lucasarts. C’est peut-être un peu tiré par les cheveux, mais on se demande même si le nom à coucher dehors du personnage principal, Bartholomeus, immanquablement écorché par les PNJ, ne fait pas écho à celui tout aussi imprononçable du héros de Monkey Island. Certes, il y a pire comme comparaison. Notre personnage se déplace ainsi à coup de pointeur, d’écran en écran, où il interagira avec les quelques éléments cliquables du décor.
Pour éviter le « pixel hunting », la maladie du genre, Bartholomeus possède une sorte de sixième sens qui, une fois activé (via le bouton dédié à l’écran), met en lumière les éléments interactifs. Charge à nous de trouver comment s’en servir, même si cela est rarement compliqué. Pour le reste, un inventaire, avec des objets qui peuvent être utilisés tel quel, ou, associés entre eux, comme il est de coutume dans le point’n click, et quelques mini-jeux, d’adresse ou de réflexion, viennent ponctuer l’aventure.
On pestera (un peu) contre certains allers-retours un peu fatigants dans une carte pas toujours très lisible, contre des scripts qui se mettent en route un peu trop tôt (dans les dialogues et les réactions du personnage), mais surtout contre le manque de difficulté et de fun des énigmes (parfois même un peu déplacées, comme au tout début du jeu, quand le héros cherche quelque chose pour « faire levier » et forcer une caisse en bois – il faudra mettre la main sur un pied de biche qui traîne – alors qu’il a une épée à deux mains accrochée dans le dos… Ce genre de situation ubuesque se reproduira hélas à plusieurs reprises.).
L’absence de fantaisie dans les interactions entre objets jure avec la tradition presque surréaliste mise en place par Lucasarts, et perpétuée par des héritiers comme Pendulo, et empêche la plupart du temps de ressentir vraiment de la satisfaction dans la résolution d’énigmes. Mais c’est aussi parce que le véritable intérêt du titre est ailleurs.
Tourner la page ?
Car The Blind Prophet est avant tout une aventure narrative, une BD interactive. De nombreuses cutscenes faites d’illustrations viennent ainsi habiller le jeu d’aventure, et la plupart des scènes d’action ne sont pas jouées, mais racontées en cases. Le style est là, très séduisant, le découpage et la mise en scène sont efficaces, élégants. Certains traits d’humour semblent parfois un peu déplacés, maladroits, dans cette ambiance plutôt sombre, mais de manière générale, c’est plutôt très beau. À tel point qu’on se demande même si le média jeu vidéo correspond vraiment à cette œuvre. Une série d’albums papier n’aurait-elle pas été plus à même de rendre justice aux dessins de Baptiste Miny ?
Surtout que le jeu vidéo narratif a beaucoup évolué depuis que Telltale ou Quantic Dreams ont réussi à imposer leur style. Life is Strange, Her Story, Gone Home… ont tous fait progresser le jeu narratif, et nous ont aussi montré qu’aujourd’hui, la narration dans le jeu vidéo devait impliquer le joueur, et non plus lui dérouler une histoire devant les yeux comme le fait le cinéma. C’est sa spécificité. Et sur ce point, et indépendamment de ses qualités d’écriture, The Blind Prophet est resté un peu en arrière.
On le regrette, car c’est un jeu, on le disait, très élégant, à l’ambiance très réussie, et nourri de références tout à fait fréquentables. Ainsi, si le chasseur de démons au background biblique évoquera ses alter egos tels que Preacher, Priest, ou d’une certaine manière Constantine, le petit port de pêcheurs en proie à la corruption démoniaque, où évoluent des sectes souterraines, nous rappellera quant à lui immédiatement Dagon (Lovecraft).
Le Hellboy de Mike Mignola est plus ou moins directement cité via l’un des démons du jeu. Mais la référence qui traverse toute l’aventure, c’est Blade Runner. Pas tant dans sa thématique SF que dans son esthétique rétrofuturiste misant tout sur les néons ! Et puis, ce Bartholomeus, géant blond au regard translucide, ne peut qu’évoquer Rutger Hauer, le réplicant renégat du film. Le tout au rythme d’une musique toujours à sa place, tour à tour ambient discret, synthwave plus intense, ou piano mélancolique…
Graphiquement très attirant (la grande réussite du jeu), The Blind Prophet manque hélas de profondeur. La faute à son caractère très narratif : on imagine que c’est le scénario et l’univers graphique qui ont porté le projet. Mais il manque au jeu la composante pourtant essentielle du gameplay. Nous sommes alors face à un point’n click un peu fainéant, mais qui s’abrite derrière une ambiance riche et séduisante.
Le jeu respire la fin des 80s, et dans cet état d’esprit, le choix d’un gameplay un peu trop classique est cohérent. Ainsi, on y jouera essentiellement pour découvrir le scénario, et apprécier le trait de crayon à l’œuvre, tout en rêvant à ce que le talent graphique et de mise en scène déployé sur le titre se mette à l’avenir à la disposition de jeux plus ambitieux en termes de jouabilité…