On peut se flatter d’avoir, en France, des studios talentueux dans le domaine de la narration, de la présentation de thèmes et enjeux politiques, le tout sur fond de drames humains dans lesquels il est facile de se projeter. Dans la droite lignée de ce dont sont capables Dontnod et Quantic Dreams, le studio indépendant DigiXart s’était déjà illustré, il y a presque deux ans, avec Road 96. Ce jeu, sans prétentions, mais pétri d’ambitions, salué par la critique et les joueurs, proposait à ces derniers de vivre le périple d’adolescents essayant de fuir un régime totalitaire nord-américain fictif. Avec Road 96: Mile 0, c’est le préquel à cette aventure que nous présente le studio français montpelliérain.
Parce qu’avant de fuir une dictature, il faut savoir la reconnaître, ou du moins admettre sa réalité, Road 96: Mile 0 assume, comme son aîné, d’aborder des sujets sérieux avec un humour satyrique bien dosé. Mais si l’aventure ravira les fans de la franchise, il sera peut-être plus délicat pour les néophytes, comme votre serviteur, de s’approprier pleinement l’univers du jeu et certains de ses personnages.
(Test de Road 96: Mile 0 réalisée à partir d’une version PC fournie par l’éditeur)
Puisse le sort vous être favorable
Road 96: Mile 0, c’est avant tout l’histoire d’une amitié entre deux personnages très différents qui seront les protagonistes jouables. D’un côté, Kaito, issu d’un milieu pauvre et ouvrier, particulièrement conscient de l’injustice et de la tyrannie du régime de Petria, espère fuir le pays en mettant de l’argent de côté ; de l’autre, Zoé, fille du ministre du Pétrole, vit dans un monde opulent et insouciant, et a pour voisins rien de moins que le palais présidentiel et une journaliste célèbre, richissime et fidèle soutien du régime. Elle a également été témoin dans son enfance d’un attentat terroriste contre le régime qui l’a profondément marquée, et influence donc sa perception du monde.
En dépit de leurs origines sociales, et conséquemment de leur perception très différente du monde, Kaito et Zoé sont deux personnages extrêmement sympathiques. On pouvait craindre que Zoé ait une certaine arrogance, ou qu’elle soit dans une certaine ostentation, mais le studio a été habile avec la construction de ce personnage et on se retrouve avec une jeune fille simple, modeste, qui aime passer du temps avec son ami, jouer du trombone à coulisse et, avant tout, faire du roller un peu partout. Kaito, quant à lui, paraît quelque peu insipide au début, mais gagne en profondeur et nuances au cours de l’histoire.
Le troisième protagoniste de cette aventure est White Sands, ville-sanctuaire au milieu d’un désert traversé par des tempêtes de sable et centre de l’action du jeu. Il est difficile de ne pas y voir une certaine similarité avec le Capitole d’Hunger Games. Les deux univers ont de nombreux thèmes politiques et sociaux en commun, notamment le dilemme d’une jeunesse fatiguée d’un régime despotique et n’ayant que la violence, presque terroriste, comme seule alternative susceptible de faire changer les choses.
L’esthétique de la ville, quoique curieuse, est du moins originale, mêlant bâtiments d’un centre ville au style soviétique à des banlieues riches et pauvres qui sont plutôt d’inspiration américaine. On regrette cependant de ne pas en savoir plus sur l’histoire menant à la création de cette ville au milieu de nulle part et traversée de chantiers un peu partout. Mais nous reviendrons sur ce problème.
La figure du chantier est par ailleurs récurrente dans le jeu, puisque le QG informel de nos deux amis est également un chantier manifestement abandonné et transformé, avec un canapé, une machine de jeu arcade, des radios, des tags (dont un personnalisable) et votre collection d’objets à trouver et collectionner. Allégorie de leur relation en construction ? Métaphore d’une société qui reste à construire ? Avatar d’une nation à reconstruire ? Il n’y a qu’un pas pour y voir une symbolique plurielle et assez originale.
Notre camarade le Président
La lame de fond du jeu est naturellement politique. Tout d’abord avec le jeu se passant au moment où le président Tyrak annonce se représenter, ce qui est présenté comme un enjeu délicat face à une opposante populaire ; ensuite, avec la question du régime politique, de ses pratiques, et de ses rapports envers les citoyens. Car en effet, Petria n’est pas une démocratie. C’est plutôt une autocratie avec des relents de totalitarisme qui se retrouvent dans des posters encourageant la jeunesse à rejoindre une organisation pour soutenir le régime, un culte de la personnalité omniprésent avec des dizaines de statues du président bien-aimé, et une société de la surveillance et de la délation.
On trouve en effet un peu partout des posters pro-régime que le joueur peut déchirer ou réparer, ou bien taguer. Zoé peut peindre des tags pro-régime quand Kaito peut peindre des tags pro-Brigades Noires. Les deux peuvent aussi laisser des tags apolitiques à la place, concept très intéressant, mais largement sous-exploité.
Antagoniste par excellence, le président Tyrak ressemble à un Trump soviétique qui aime bien mettre en garde contre les étrangers et parle d’un Mur protégeant la nation. Le message politique est peut-être quelque peu bourrin, d’autant plus que le jeu est assez manichéen et que le joueur n’a aucune raison logique de défendre Tyrak et son régime, alors qu’on a la possibilité de prendre son parti au travers des choix qu’offre le jeu.
Sans doute le titre veut-il proposer une expérience ludique centrée sur la difficile reconnaissance de l’horreur d’un régime politique, et le travail pénible d’admettre une vérité dérangeante, mais dans ce cas, le système de choix paraît parfois vain.
Enfin, vient le cas obscur des Brigades Noires. Cette organisation peu claire, dont on ne sait vraiment s’ils ont basculé dans le terrorisme ou non (le régime se plaisant à leur attribuer absolument toutes les catastrophes), reste ténébreuse du début à la fin. En fait, et de manière générale concernant l’aspect politique du jeu, on s’étonne un peu de voir que beaucoup de choses sont finalement traitées de manière superficielle alors même qu’on nous offre très fréquemment des décisions à prendre qui influencent la relation entre nos personnages, leurs destins et, in fine, la fin que l’on débloque.
Par exemple, un secret est au centre de l’intrigue du jeu. Celui-ci est un facteur important de discorde entre nos personnages et mène au dénouement du jeu, cependant, une fois révélé, et c’est là un bien grand mot, on n’en sait pas vraiment plus. On peut deviner, supposer, mais sans en être sûr. Pourtant, le comportement de l’un des personnages à la fin donne quelque part la réponse, mais celle-ci, faute d’être exprimée clairement, laisse au joueur une confusion désagréable quant à la pertinence de ses choix tout au long de l’aventure.
Par-delà le bien et le mal de la question politique, Road 96: Mile 0 traite aussi de questions plus contemporaines, telles que la pollution issue des minages de pétrole, ressource principale de Petria, et source de cancers et d’un niveau de vie dégradé ; mais également les violences policières.
Si vous jouez Zoé et que vous vous approchez de policiers, ceux-ci seront toujours sympathiques et discuteront de tout et de rien avec vous ; a contrario, si vous jouez Kaito, les policiers vous menaceront, se moqueront et vous ordonneront de rester dans votre coin de la ville. Cet aspect particulier aura sans doute plus d’écho auprès des joueurs nord-américains qu’européens (quoique…), mais la dichotomie des réactions et des interactions est bien réalisée et une réussite de la narration.
Il convient d’aborder également l’humour dans le jeu. Bien dosé, celui-ci est essentiellement satyrique ou grotesque, et accroît le sentiment d’illusion qu’est le régime autocratique de Petria, peuplé de nantis naïfs et absurdes, souvent caricatures d’eux-mêmes malgré eux.
Un gameplay au service de la narration
L’aventure se découpe en séquences d’exploration et interaction à la première personne, et séquences de parcours d’obstacles musicalement rythmés. Ces derniers ne sont pas spécialement difficiles, notamment grâce à des séquences de QTE particulièrement simples. À noter la présence de QTE pièges vers la fin du jeu, rendant certaines phases beaucoup plus intéressantes. On aurait aimé les rencontrer tout au long de l’aventure.
La BO du titre est une grande réussite en termes d’ambiance et d’immersion, nous offrant du Party Hunt de Julian Hemery, Soon Upon Us de Jody Jenkins, du Back from the Bink et autres Alone in the Dark d’un Will Cookson. Des mini-jeux sont par ailleurs présents et disséminés tout au long de l’aventure, allant du joyeux clouage de planches, à la distribution peu délicate de journaux, en passant par des puzzles peu difficiles, mais sympathiques.
Le rythme général du jeu va crescendo, et si l’histoire démarre très (trop ?) lentement, le final est quant à lui palpitant avec des enchaînements de décisions lourdes de conséquences à prendre et une mise en scène très réussie. Cette dernière, en s’appuyant sur une direction artistique impeccable, réussit à nous projeter à travers les yeux du personnage joué, et finalement, on pénètre davantage dans leur monde que dans leur perception du monde au fil de l’aventure. Celui de Zoé est verdoyant et paisible, celui de Kaito, désertique, pollué et en déliquescence.
Road 96: 0 Mile nous présente avec brio un duo d’adolescents dont les origines sociales, les loyautés et les perceptions politiques différentes mettent à rude épreuve leur amitié. Le titre parvient, avec une certaine délicatesse, à présenter au joueur des problématiques sociales et écologiques, mais un peu moins à aborder les thèmes politiques.
Qu’il n’y ait aucune méprise sur ce point : avoir une adolescente issue des élites qui ouvre peu à peu les yeux sur la réalité du régime politique et des conditions de vie du reste de la population est à saluer bien bas, de même que de nous offrir le point de vue d’un adolescent pauvre et discriminé ; en revanche, nous proposer de nombreux choix à conséquences, notamment des positions politiques à défendre, et voir nos personnages y réfléchir, alors même que le jeu est finalement assez manichéen en lui-même, est plus curieux.
Si l’on prend du recul, et que l’on place les choses dans leur contexte, notamment en tenant compte du prix très bas du jeu, il n’est alors possible que de le recommander ne serait-ce que pour Zoé et Kaito dont la relation, et son évolution, est une belle histoire à vivre. Au reste, on regrette que le jeu réserve un accueil soigné envers les joueurs du jeu précédent, lesquels comprendront rapidement ce qu’ils verront et reconnaîtront de nombreux personnages secondaires. Il semble à peine tendre une main aux nouveaux joueurs en ce qui concerne l’explication du monde, l’origine du pays et du régime, et, finalement, comment on en est arrivé là.
Mais au final, si l’expérience souffre de quelques défauts et de questions laissées en suspens, elle demeure mémorable, ce qui est la plus grande qualité d’un jeu.