« Petit » jeu mobile coloré, Please Touch the Artwork anime les toiles du peintre Piet Mondrian (1872-1944) pour les transformer en un puzzle game tactile, s’amusant de l’interdit Numéro Un des musées : « prière de ne pas toucher aux œuvres ». Une idée rigolote qui, grâce au talent de son développeur, le Studio Waterzooi, réussit l’exploit de faire naître un jeu aussi ludique que pédagogique. Un vrai puzzle game avec du défi dedans, dont on ressort moins bête qu’on y est entré.
« Le jeu vidéo est-il un art ? »
Question récurrente souvent posée par des gens qui n’ont jamais mis les mains sur une manette, et dont la réponse est indubitablement un franc « oui » sans discussion possible. Et à ceux qui essaieront péniblement de nous renvoyer à des jeux comme [_____] (insérer ici le titre du jeu qui vous semble le moins artistique du monde), on répondra que la présence de croûtes sur tous les vide-greniers du pays ne déclasse pas le travail d’un Rembrandt ou d’un Basquiat. Fin de la discussion.
Mais si cette question taraude encore une partie du public, c’est que les arts plastiques et le jeu vidéo sont depuis longtemps étroitement liés. Dès que la technologie l’aura permis (au milieu des années 90 avec la démocratisation du CD Rom et l’arrivée de la 3D), les musées se seront ainsi emparés du média avec Versailles 1865. On y croisera, outre le château et ses jardins, le travail du peintre Charles LeBrun, de Lully ou encore les fables d’Ésope…
Depuis, le travail de Conrad Roset aura été adapté en jeu de plateforme (Gris), celui du bédéaste Marc Antoine Mathieu a donné S.E.N.S, l’univers torturé de Zdzislaw Beksinski a engendré The Medium, et on ne compte plus les fois où l’artiste néerlandais M. C. Escher et ses perspectives surréalistes ont été convoqués dans le jeu vidéo (de Monument Valley à Manifold Garden en passant par Path to Mnemosyne…). Parmi les jeux attendus cette année, on citera enfin un certain Scorn, dont le projet est de donner vie aux toiles cauchemardesques de Hans Rudi Giger.
Les visuels très inspirés de Gris et The Medium.
On pourrait aussi citer les nombreuses fois où le jeu vidéo a hébergé des œuvres d’art, originales ou non, comme en ce moment dans Fortnite avec la très recommandable exposition virtuelle consacrée à Kaws, ou encore les décors de Far Cry 4 qui accueillaient des pochoirs de C215. Et pour rester dans le street art, on ne peut pas ne pas mentionner Franck Slama, plus connu sous son pseudo Invader, dont les mosaïques directement extraites du classique de Taito, Space Invaders, sont désormais connues dans le monde entier, et que les collectionneurs s’arrachent – littéralement, puisqu’il faut la plupart du temps les décoller des murs pour se les approprier…
Une litanie qu’on pourrait prolonger sur des pages et des pages. Cependant, à chaque fois que les beaux-arts et le jeu vidéo se marient, c’est au détriment de l’un ou de l’autre.
La formule secrète
Quand les toiles de Conrad Roset ou de Zdzislaw Beksinski prennent vie dans respectivement Gris et The Medium, c’est pour n’être que le décor du jeu, un accessoire esthétique. Au contraire, quand le Centre Pompidou transforme sa collection en jeu vidéo (Prisme 7), c’est une superbe réussite pédagogique, mais le titre pèche un peu question challenge et gameplay. L’art plastique dans le jeu vidéo se résume souvent à une belle ballade, ou est relégué un peu dans le fond, à l’état de décor.
Et c’est en ça que se détache particulièrement Please Touch the Artwork. Thomas Waterzooi, développeur du jeu (et oui, c’est un pseudo !), semble en effet avoir trouvé la formule magique pour équilibrer le gameplay et la découverte d’une œuvre.
Le jeu est un puzzle game en trois actes, entre lesquels on peut aller et venir librement, comme on flânerait dans un musée. Chacun de ces trois actes cite très directement le travail de Piet Mondrian, artiste majeur de la peinture moderne, et pionnier de l’abstraction. Chacune des trois parties possède un gameplay qui lui est propre, inspiré par les tableaux auxquels il se réfère.
Le premier acte est une variation sur les « Compositions », le deuxième reprend le style de « Broadway Boogie-Woogie », faisant même de Broadway, Boogie et Woogie les personnages d’une histoire inspirée par la toile, et le troisième pastiche « New-York City ».
Ci-dessus, « Composition avec du rouge, du jaune du bleu et du noir » (1942), « Broadway Boogie-Woogie » (1942-1943) et « New-York City » (1942), de Piet Mondrian. Ci-dessous, trois niveaux du jeu Please Touch the Artwork.
La force du jeu réside dans l’alliance parfaite d’une certaine pédagogie (l’introduction au travail du groupe De Stijl) et d’un vrai gameplay de puzzle game : le jeu n’est pas facile, et les derniers niveaux nécessitent réellement de s’accrocher (même si, dans l’esprit chill que le titre revendique, la solution est accessible sans condition d’un simple clic).
En dehors des puzzles, le jeu propose aussi une petite galerie virtuelle qui exposent le travail de Mondrian, et ce qui l’a conduit à l’abstraction qui a fait de lui l’un des artistes majeurs de l’histoire de la peinture. Un « accrochage » très parlant, néanmoins accompagné de cartels replaçant les œuvres dans leur contexte. On joue, on se creuse la tête, et on se cultive, le tout au rythme d’une bande-son jazzy elle aussi bien en place.
Si la réussite des trois gameplay est un peu inégale (le premier est génialement prise de tête dès sa deuxième moitié quand le second donne des puzzles un peu trop faciles, qu’on peut aisément réussir en y allant au hasard), la moyenne des trois permet largement au titre d’obtenir les félicitations du jury.
D’autant plus que non content de faire de l’art un jeu vidéo, Please Touch the Artwork n’oublie pas sa condition, et on retrouve à travers ses mécaniques des références à d’autres jeux vidéo minimalistes comme le Snake, devenu mythique après son passage sur les téléphones Nokia, Pac-Man, avec ses points à « manger », ou Mini Metro et sa ville réduite à la plus simple expression de son réseau de transports.
Modeste et minimaliste, Please Touch the Artwork n’en est pas moins un très grand jeu. Évitant l’écueil de la promenade interactive, c’est un vrai puzzle game, prenant et parfois corsé. Il réussit pourtant parfaitement la mission qu’il s’est lui-même confiée de faire découvrir un pan de la peinture abstraite et le travail de Mondrian en particulier.
Participant à mettre fin au débat qui n’a pas lieu d’être autour de la sempiternelle question « Le jeu vidéo est-il un art ? », il pourrait même réussir à imposer l’inverse malicieux de cette question : l’art est-il un jeu vidéo ?