Un jeu après l’autre, Deconstructeam s’est taillé une place à part dans nos petits cœurs fragiles, en livrant des expériences courtes, poignantes, et profondément humaines. De l’ambition foisonnante de The Cosmic Wheel Sisterhood aux quelques minutes de Vendrán Las Aves, le trio valencien a prouvé qu’aucun format n’est trop grand ou trop petit pour toucher nos âmes.
Le studio espagnol collabore une nouvelle fois avec le duo composant Selkie Harbour (Rêverie, Everything you didn’t get to do), autre équipe basée à Valence. Une association qui donne naissance à de petites œuvres, souvent expérimentales, toujours habitées. Dernière création en date : Many Nights a Whisper, une heure de jeu à peine, vendu trois euros, et pourtant une densité émotionnelle rare.
(Test de Many Nights a Whisper réalisé sur PC via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Passer ma main dans tes cheveux,
Depuis toujours, Deconstructeam fait de l’introspection, de l’empathie et du poids du choix les fondements de son game design. Le studio espagnol n’est pas là pour flatter l’ego du joueur, mais pour lui tendre un miroir. Many Nights a Whisper, leur dernière offrande, ne déroge pas à la règle. C’est un jeu court, mais taillé au scalpel, qui prend aux tripes. Un récit interactif où l’on joue littéralement à Dieu. Ou plutôt, un « Rêveur », choisi dix ans plus tôt pour accomplir un rituel unique, dans un monde où exaucer les vœux du peuple est notre sacerdoce, et notre fardeau.
Dix longues années passées à s’entraîner, à tirer avec une fronde mystique tressée de cheveux humains. Dix longues années à répéter le même geste pour être prêt, au moment venu, à viser pour enflammer un calice lointain et déterminer ainsi l’avenir de tout un peuple. Une seule flèche. Un seul tir. Une réussite, et la promesse d’une décennie de prospérité en réalisant les souhaits prononcés. Un échec, et c’est la déception qui s’abattra, brisant les espoirs de tous. Pas de seconde chance. Et pendant que vous vous exercez jour après jour, le monde autour de vous chuchote ses vœux.
Chaque nuit, des âmes viennent soumettre leurs désirs au « Mur des Confessions ». À vous de les accepter, ou non, en coupant leurs mèches de cheveux. Ce sont de simples mots, de courts monologues, parfois grotesques, souvent poignants. Une femme cherchant un échappatoire à une relation visiblement toxique, un homme prêt à mourir si son souhait n’est pas exaucé, un individu souffrant de dysphorie de genre demandant la fin des codes sociaux liés au genre, ou encore un autre réclamant l’abolition de la religion. Et à chaque tirage, tant de questions nous rongent : est-ce juste ? Est-ce bon ? Est-ce utile ? Qui suis-je pour trancher ?
Car ces souhaits, s’ils se réalisent, modifient le monde en profondeur, en douce. Personne ne s’en rend compte, pas même les demandeurs. Le monde change, silencieusement, profondément, sans bruit. C’est là tout le génie : le joueur est un Dieu invisible, tout-puissant, mais terriblement seul. Et le poids de cette responsabilité, Many Nights a Whisper vous le fait sentir dans les moindres recoins : à travers les discussions avec votre mentor, toujours empreintes de chaleur et d’intimité, mais aussi dans les succès du jeu, ces petits récits posthumes sur les vies des précédents Rêveurs, ou plus globalement, sur le monde qui nous entoure.
Ce n’est pas un jeu qui juge, mais un jeu qui vous pousse à vous juger. Les conséquences potentielles de vos choix se glissent aussi dans des dialogues sibyllins, des phrases étrangement poétiques après chaque nuit passée. Des échos d’un monde qui pourrait se transformer sans retour. Et vous, les yeux rivés sur votre fronde, vous vous demandez en silence si vous avez bien fait. Si vous avez le droit d’avoir bien fait.
Et tant pis si mes cernes dévorent tout mon visage
Mais Many Nights a Whisper ne se contente pas de propos forts. Il les porte visuellement avec une direction artistique low poly et pixel art emprunt de culture méditerranéenne, très atypique pour le médium. Comme toujours avec Deconstructeam, c’est somptueux. La palette de couleurs et les décors rayonnent de sérénité et de mélancolie, soutenue par la bande-son onirique de fingerspit, qui enveloppe chaque session d’une caresse délicate et surréaliste.
Le gameplay, lui, est minimaliste, mais pas simpliste. La journée est consacrée à l’entraînement au tir : il faut viser plusieurs calices pour les enflammer, et au passage obtenir un succès. Puis, la nuit tombée, vous devrez écouter les vœux de plusieurs personnes, avec toujours cette sensation glaçante : je suis en train de changer quelque chose dans le monde, sans savoir si c’est pour le mieux, ni même ce que cela signifie, le « mieux ». En coupant leurs mèches de cheveux, vous augmentez la portée de vos tirs, ce qui vous permettra d’atteindre de nouvelles cibles le jour venu.
Les mécaniques de jeu se fondent naturellement dans son propos : vous pouvez échouer, bien sûr. Mais qui vous en voudra ? Personne, pas même le jeu, seulement peut-être vous-même. Car ici, l’échec n’est pas synonyme de fin, encore moins de faute, juste une poussière sur le chemin. Et c’est sans doute là le vœu le plus sincère de Deconstructeam et Selkie Harbour : vous faire comprendre qu’échouer n’est ni grave, ni bien, ni mal. Qu’il faut juste apprendre à vivre avec.
Many Nights a Whisper est une expérience rare. Un jeu qui ne vous demande pas tant d’être bon, mais d’être vous-même, dans ce qu’il y a de plus intime. Qui vous pousse à questionner votre propre éthique, à hésiter, à douter, à vous détester parfois, à vous surprendre souvent, et laisse émerger des contradictions en vous, elle amène à choisir entre plusieurs formes de bien ou de moindre mal.
C’est une œuvre qui interroge autant le monde que le médium. Qui parle d’identité, de société, de genre, de religion, de souffrance mentale, mais qui parle aussi de ce qu’est un jeu vidéo au travers de la notion d’échec. Profond jusque dans ses succès, qui font partie intégrante du récit, Many Nights a Whisper s’impose comme une expérience singulière, une étreinte intime qui chuchote avec une rare intensité dans la sphère du jeu indépendant.