Dès la révélation de ses premières images, voilà déjà trois ans, Dordogne a su se faire remarquer, et pour cause : on doit sa direction artistique à Cédric Babouche, réalisateur de films d’animation et auteur de bandes dessinées, qui a d’abord peint les décors à l’aquarelle avant de les retravailler numériquement. Le résultat, tout en douceur et en poésie, a pris des airs de bouffée d’air frais dans le paysage vidéoludique.
Cette attention intriguée des joueurs représente un sésame d’autant plus notable qu’il s’agit là de la première incursion des studios Umanimation et Un Je Ne Sais Quoi dans le médium. Cependant, un univers graphique seul ne fait pas un jeu, et s’il n’y a rien pour le soutenir, tout effet « waouh » est voué à se faner. Une fois la souris ou la manette en mains, reste alors à se poser la question : Dordogne se montre-t-il à la hauteur des attentes qu’il a suscitées ?
(Test de Dordogne sur Switch réalisée à partir d’une copie fournie par l’éditeur)
Down memory lane
En premier lieu, il est important de se rappeler que Dordogne se présente avant tout comme un jeu narratif. Il ne faut donc pas s’attendre à se laisser prendre dans d’entraînantes séquences de gameplay, mais plutôt à se laisser porter par les découvertes de Mimi, cette héroïne trentenaire qui retourne explorer la maison de sa grand-mère Nora suite au décès de celle-ci, et redécouvre les paysages et les sensations de ses étés de jeunesse.
Progressivement, au gré des correspondances qu’elle retrouve éparpillées dans la maison et des flashbacks dans lesquels elle se laisse entraîner, Mimi en découvre plus sur l’histoire de sa famille et sur cette aïeule perdue de vue dont elle ne gardait presque aucun souvenir. L’œuvre est ponctuée de choix de dialogues, mais également de passages interactifs visant à renforcer le sentiment d’immersion, qui peuvent rappeler ceux qui émaillent What Remains of Edith Finch ou Road 96.
Ce qui vient distinguer Dordogne de ces exemples, c’est son ton résolument joyeux, et l’invitation à l’émerveillement qu’il représente. Ainsi, en dépit de la thématique du deuil qui lui est centrale, le jeu se distingue par la douceur et la candeur qui s’en dégage, en nous (re)plongeant dans la peau d’une petite fille aventureuse pour qui tout est objet d’engouement. Si l’histoire en elle-même n’est pas forcément trépidante, la manière dont elle nous est transmise fait preuve d’une grande générosité.
La magie du quotidien
Loin de verser dans un traitement tragique, le titre se présente ainsi comme une ode à la vie, dans laquelle le joueur est amené à capturer des images, des sons et des impressions qui lui sont inspirés par son environnement. Il aura ensuite l’occasion de les recombiner dans un carnet où il consignera le souvenir de ces moments flottants, associant quelques vers à une photo ou un objet ramassé. Très simples, ces mécanismes se révèlent pourtant très engageants émotionnellement, et ce sont eux plus que les dialogues qui contribuent à esquisser l’univers.
Le seul bémol à cet égard est le temps nécessaire pour véritablement se laisser embarquer par l’atmosphère, qui peut rendre la première demi-heure de Dordogne assez fastidieuse, d’autant qu’elle n’est pas la plus réussie. Qu’il s’agisse d’insérer une clé dans une serrure ou de faire pivoter un objet pour remarquer un détail, les premières actions que l’on est amené à accomplir sont en effet particulièrement peu intéressantes, au point d’en devenir contre-productives en termes d’immersion.
Heureusement, le coup est rapidement rattrapé avec des interactions qui, tout en restant très simples, parviennent à impliquer le joueur avec une efficacité surprenante. En particulier, on retrouve de loin en loin des séquences dans lesquelles les dialogues (ou monologues intérieurs) sont accompagnés de gestes du quotidien qui leur donne du corps, qu’il s’agisse de prendre son petit déjeuner, jardiner ou se préparer une tasse de thé.
Les rêves n’ont pas de prix
Dordogne oscille ainsi entre la narration et la contemplation, qui se mettent au service l’une de l’autre pour mieux nous émouvoir. Néanmoins, en l’absence de gameplay à proprement parler, le titre trouve rapidement ses limites. L’aventure est courte et se traverse en quatre à cinq heures, et dispose d’une rejouabilité extrêmement limitée (tout au plus pourra-t-on vouloir partir à la recherche d’un collectionnable à côté duquel on serait passé).
Forcément, on est tenté de se poser la question : cette petite escapade en terre périgourdine vaut-elle les 15 euros demandés pour l’acquérir ? En effet, bien que le prix reste largement accessible, il pourrait malgré tout paraître élevé par rapport à la durée de vie limitée. Cela reviendrait toutefois à réduire l’expérience à un ratio argent/temps qui irait précisément à l’encontre de sa philosophie.
Plutôt, l’exceptionnelle qualité de sa direction artistique pourrait nous amener à considérer Dordogne comme une œuvre d’art numérique, or nul ne songerait à déterminer la valeur d’un tableau en fonction du temps passé à l’admirer. De la même manière, la séduction que le jeu peut exercer sur son public reste largement subjective, et ceux qui se laisseront happer par la bienveillance de son univers ne se sentiront sans doute pas perdants. On pense par exemple aux souvenirs impérissables que le pourtant très court Journey a laissés à de nombreux joueurs.
Fragile étincelle
Cependant, n’est pas Journey qui veut, et en dépit des nombreuses tentatives du jeu vidéo indépendant, rares sont les titres contemplatifs et/ou narratifs à avoir rencontré un succès notable. Dans un médium qui se distingue précisément des autres arts par son caractère interactif, on peut s’interroger sur la place qui revient à ce genre de productions et, plus globalement, à toutes celles qui ne font pas des mécaniques de gameplay leur colonne vertébrale.
À cet égard, on peut prendre l’exemple récent de The Wreck, un visual novel de The Pixel Hunt qui explore lui aussi, entre autres, la thématique du deuil. Malgré une certaine attention médiatique et des critiques pour l’essentiel dithyrambiques, la sortie s’est soldée par un échec commercial (à peine 2000 copies écoulées le premier mois), au point que Florent Maurin, son créateur, a exprimé sa frustration dans un post Reddit intitulé « Why the hell do we even bother making indie games? » (« Pourquoi s’embête-t-on seulement à faire des jeux indépendants ? »). S’il apporte quelques réponses à cette question rhétorique, le constat est là : un succès d’estime ne veut finalement pas dire grand-chose dans cette industrie.
On espère, bien sûr, qu’un meilleur sort sera réservé à Dordogne, qui est sans doute arrivé sur le radar d’un plus grand nombre de joueurs grâce à sa mise en avant par Sony. Bien sûr, une plus grande visibilité comporte également un risque, celui de quitter le périmètre de son public cible et d’atterrir dans les mains d’une audience qui se sentira flouée. Néanmoins, le marketing du jeu semble être tout à fait dans la lignée de son contenu, ce qui devrait lui éviter cet écueil.
De génération en génération
Il est par ailleurs important de relever que le jeu a un atout non négligeable dans sa poche, notamment en comparaison des titres cités précédemment : celui de pouvoir beaucoup plus facilement s’adresser à un jeune public, grâce à un traitement à la fois sobre, délicat et positif de ses thèmes. Cela est couplé, bien sûr, à ses airs de dessin animé interactif qui, non contents de charmer les adultes, devraient également interpeler les enfants.
Au-delà d’élargir son audience potentielle, cette capacité à parler à tous est surtout fondamentalement en accord avec le sujet de l’œuvre, puisqu’elle explore les notions d’histoire familiale, d’héritage émotionnel, et plus globalement de transmission. Le caractère transgénérationnel de Dordogne fait donc presque lui-même partie de ce qui nous est raconté à travers le parcours de Mimi, et est du moins appelé à s’en faire l’écho.
On ne peut donc qu’inciter à mettre Dordogne entre toutes les mains, aussi bien celles des adultes désireux de retrouver la saveur ingénue de l’enfance, que celles des plus jeunes qui ne seront pas brusqués par le contenu. Cela dit, restent dans le jeu une subtilité des rapports familiaux et la silhouette d’enjeux plus complexes qui peuvent mériter un regard mature pour pleinement s’en saisir.
Ainsi, le titre d’Umanimation et de Un Je Ne Sais Quoi tient largement ses promesses. Si son scénario n’est pas particulièrement original et que le gameplay reste plus symbolique qu’autre chose, Dordogne parvient admirablement à installer son atmosphère rêveuse et colorée, qui sublime les souvenirs de son héroïne. Ce tour de force créatif doit beaucoup à la direction artistique d’une poésie rare, mais vient aussi de la cohérence de l’œuvre, dont toutes les composantes s’articulent habilement pour insuffler un sentiment d’enchantement.
S’il serait excessif de parler d’un « grand jeu » proprement marquant, son unicité dans le paysage artistique ainsi que la grande bienveillance qui s’en dégage en fait certainement l’un des titres incontournables de cette année. Cela reste à condition, bien sûr, d’être ouvert à une expérience plus narrative que réellement ludique, l’œuvre ne prétendant pas se démarquer à ce dernier égard.
Quant à ceux qui seraient bel et bien conquis par ce joli conte, ils seront ravis d’apprendre que Cédric Babouche a annoncé travailler sur un court-métrage qui explorera l’histoire de Nora et son arrivée en Dordogne, ainsi que sur une bande dessinée toujours dans cet univers. De quoi s’émerveiller encore, à n’en pas douter, sur son coup de pinceau.