Une industrie culturelle se meut et mûrit au contact de son audience. Naturellement, elle s’adapte et évolue en proposant (généralement) des produits en phase avec son marché, suivant un public plus ou moins en quête de divertissement, plus ou moins à la recherche d’expériences et bien entendu, plus ou moins savant. À l’instar de la littérature, du cinéma ou même de la musique, on n’est pas surpris de découvrir de temps à autre un OVNI, un titre si bizarre et unique qu’il marque le temps de son empreinte. Deadly Premonition en est clairement un exemple. Ce jeu sorti initialement en 2008 sur Xbox 360 et PlayStation 3 a acquis ses lettres de noblesse tout en étant un des jeux les plus « cassés » jamais vus en rayons.
Technique aux fraises, graphismes vieillots et dépassés, bugs omniprésents et gameplay sans saveur… Mais qu’est-ce qui pourrait bien sauver un tel désastre ? Son écriture, son ambiance, ses personnages… Deadly Premonition jouissait (et c’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui) d’un quelque chose qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Comme pour ces films si médiocres qu’ils en marquent les esprits, cette œuvre a véhiculé la passion et la vision de Hidetaka Suehiro (ou « Swery65 ») dans des montagnes russes oscillant souvent entre le génie et l’amateurisme dans un numéro de funambule sans pareil.
« Fast forward » de dix ans pour découvrir en septembre dernier que le titre va avoir une suite sur la console hybride. Intitulé Deadly Premonition 2: A Blessing in Disguise, il nous offre de retrouver l’agent York dans une nouvelle enquête qui se déroule à la fois en amont et en aval de celle du précédent épisode. Mais la magie opère-t-elle toujours ? Deadly Premonition 2 a-t-il basculé du côté du génie ou plutôt de celui de l’échec ?
(Test de Deadly Premonition 2: A Blessing in Disguise réalisé sur Nintendo Switch à partir d’une version fournie par l’éditeur)
Si mauvais qu’il en devient bon ?
Deadly Premonition 2 marque donc le retour de l’agent York dans une nouvelle enquête au sein de Le Carré, une autre petite bourgade campagnarde, mais en Louisiane. Arrivé dans ce patelin un peu par hasard (et en skateboard !), il découvre qu’un meurtre sordide y a eu lieu. Il n’en faut guère plus pour titiller l’agent du FBI qui se décide donc à mener l’enquête afin d’élucider l’étrange affaire : la mort de Lise Clarkson, fille d’une riche famille locale qui semble également baigner dans le trafic de stupéfiants. Cette dernière date en réalité de 2005 et se déroule donc avant les événements de Greenvale.
Mais nous la découvrons en fait sous deux angles différents, celui de l’an 2005 en direct et qui représente donc le gros de l’aventure, mais également en 2019 au travers des yeux des agents spéciaux Aaliyah Davis et Simon Jones, chargés par leur supérieur d’interroger un agent à la retraite pour comprendre pourquoi Le Carré a eu à déplorer autant de morts lors de l’élucidation de cette affaire.
Oula ! Mais ça part sur les chapeaux de roue, tout ça ! Retenez vos chevaux… Si les phases d’interrogatoire en 2019 ne promettent pas beaucoup d’adrénaline, vous n’en aurez guère plus en fouillant Le Carré à la recherche de secrets. Le déroulé des événements est extrêmement linéaire et la carte dans laquelle se déroule l’aventure, sans être petite, n’est franchement pas fournie, voire vide. Pas de vie, pas de voiture, peu de lieux à visiter… Sans ses histoires de meurtres et de drogues, Le Carré n’est pas franchement plus vivant qu’un village de Lozère en hiver.
L’enquête elle-même n’engagera d’ailleurs pas plus vos méninges puisque tout est cousu de fil blanc et que vous avez juste à suivre le chemin indiqué. Pour occuper le reste de votre temps, des quêtes annexes telles que « tuer des écureuils » ou faire des allers-retours pour « acheter des conserves d’épinards » vous seront proposées. On ne plaisante pas…
Bon, y a-t-il un moment où on s’amuse manette en main ? Pas dans les phases de combat non plus, malheureusement. Deadly Premonition 2 propose des segments en TPS durant lesquels York se défend contre des monstres ou toutes sortes d’animaux comme Léon dans Resident Evil 4. Seulement, à la différence de ce dernier, les ennemis sont très peu diversifiés et n’offrent aucun challenge. On peut toutefois noter la présence de mécaniques de RPG, incluant notamment la paralysie et d’autres altérations d’état, pour dynamiser un peu ces conflits. Cependant, même ces éléments n’empêcheront pas la lassitude de s’installer. Dieu merci, les combats de boss sont plutôt originaux et diversifient un peu l’approche.
Peu engageant ? Vous n’êtes pas au bout de vos peines, car si la barre était placée haut question bugs et problèmes techniques dans le premier volet, Deadly Premonition 2 est prêt à relever le défi. C’est simple, c’est l’un des jeux les plus techniquement mauvais auquel on ait jamais joué. Si on fait rapidement l’impasse sur les graphismes franchement médiocres, ignorer les bugs de collision, la caméra qui se coince dans les murs ou n’arrive pas à trouver un angle, et la fluidité, constamment en dessous de 30 images par seconde et parfois en dessous de 20, c’est tout de suite beaucoup plus difficile. Et alors, ne nous lancez pas sur les temps de chargement ou les crashs divers et variés, s’il vous plaît !
Deadly Premonition 2 est une véritable purge côté technique. Vous pouvez bien entendu ajouter au problème évoqué précédemment le popping de personnages et d’éléments du décor, les textures qui ne chargent pas et, pour rendre les combats plus excitants, l’IA arthritique. Mais attendez, là, on est à pied ! Dès que l’agent York grimpe sur son skateboard (son moyen de déplacement rapide dans les rues de Le Carré), tous ces problèmes techniques s’associent et s’empirent pour un effet inédit. Petite cerise sur le gâteau de la médiocrité, le bruit des roues étouffent tous les autres sons, musiques, monologues du héros…
Ce petit quelque chose qui fait toute la différence
Vous avez l’impression qu’on s’acharne depuis le début de ce test ? Maintenant vient la surprise, on ne peut pas s’arrêter d’y jouer… Oui, à notre grande surprise, ce jeu est incroyablement addictif. Certaines raisons peuvent pousser quelqu’un à continuer de s’accrocher à ce jeu bourré de bugs : l’agent York et histoire dans laquelle il est dépeint. Effectivement, impossible de décrocher de ce jeu une fois dedans.
Deadly Premonition 2 possède un charme surréaliste auquel il est difficile de rester indifférent. York est, faute de mieux, un personnage littéralement « goofball« . Il commente et crache tout son répertoire cinématographique à la moindre occasion et ce même en dépit du contexte. Et ça, c’est quand il ne parle pas simplement de café. Il est un des plus étrangement charismatiques héros qui ait jamais gracié le jeu vidéo et ses monologues avec Zach (sa double personnalité) le rendent encore plus attachant. Une prouesse !
En vrai, ce constat pourrait être fait pour tous les personnages du jeu. Ils semblent tous tout droit sortis de l’imagination d’un fou furieux. Chacun a son histoire et ses propres raisons de faire ce qu’il fait. York se fait un plaisir de rechercher les raisons à chaque fois. Entre le révérend qui lorgne gravement du côté des sectes, la petite vieille qui squatte le bowling local depuis le décès de son mari et le tenancier de bar qui joue du saxo en slip, découvrir ce monde étrange et fabuleux tout en résolvant une enquête qui mêle réel et fantastique dans une ville tout ce qu’il y a de plus banale est extrêmement addictif.
Mais pour ressentir ça, il faut savoir faire l’impasse sur la technique et si ce n’est pas facile, cela reste indispensable, car, à mesure qu’on progresse dans le jeu, une question nous vient forcément à l’esprit : et si ce naufrage technique n’était pas un souci de codage ou d’optimisation, mais bien un choix esthétique ? Naturellement, il ne viendrait à l’esprit d’aucun joueur de se poser cette question sur un jeu, mais ici, le doute est permis. On est en 2020 et il ne seront pas bien nombreux, les aventuriers à se plonger dans ce titre. Swery propose donc ici quelque chose de différent et unique, quelque chose que ses fans et les curieux apprécieront (peut-être).
Ce détail accompagne d’ailleurs bien plus de questions propres au soft lui-même et semble indiquer que Deadly Premonition 2 est bien plus que ce que le jeu nous montre. Est-ce bien ça, le génie ?
C’était impensable, ils l’ont fait. Deadly Premonition 2: A Blessing in Disguise est bien la suite de l’illustre premier épisode et nous sert la somme d’éléments qui ont fait le succès du premier. En marchant dans les pas de son illustre prédécesseur, Swery nous offre une leçon de cinéma que nous n’aurions jamais vue venir d’un jeu vidéo. Non seulement il est possible de faire une suite réussie à un nanar, mais on peut le faire sans en perdre l’essence. Cependant, le jeu ne peut pas être recommandé au plus grand nombre.
Cet épisode s’adresse avant et par-dessus tout aux fans du premier volet qui retrouveront avec bonheur York et ses lubies dans une nouvelle enquête. Les curieux, eux, pourraient être séduits par l’ambiance surréaliste qui se dégage de ce titre et de ses personnages, une étrange bouffée d’air frais que la course aux graphismes ne semble pas toucher. En revanche, la majorité devra prendre soin de ne pas s’approcher du soft parce qu’ils ne seront pas remboursés pour l’achat de « ce tas de bugs »… Dans tout les cas, nos hommages à Swery qui nous confirme bien qu’il existe un Hideo Kojima de la médiocrité !