L’enjeu de la propriété, réelle ou supposée, des jeux vidéo dématérialisés se pose depuis quelques années avec une certaine passion. Elle se pose surtout depuis l’émergence des boutiques numériques et notamment de la plus populaire et la plus vénérable d’entre toutes : Steam.
On se souvient ainsi de la déclaration de Philippe Tremblay en début d’année, lors de laquelle le Directeur des abonnements d’Ubisoft dressait l’état des lieux des offres d’achat et d’abonnement proposées par le géant français et le défi psychologique que représente l’absence de possession d’un jeu :
« L’une des choses que nous avons constaté, c’est que les joueurs ont l’habitude, un peu comme pour les DVD, d’avoir et de posséder leurs jeux. C’est ce changement qui doit s’opérer chez les consommateurs. Ils se sont habitués à ne pas posséder leur collection de CD ou de DVD. C’est une transformation qui a été un peu plus lente à se produire dans le domaine des jeux vidéo. Les joueurs se sentent de plus en plus à l’aise dans ce domaine : ils ne perdent pas leur progression. Si vous reprenez votre jeu à un autre moment, votre fichier de progression est toujours là. Il n’a pas été effacé. Vous ne perdez pas ce que vous avez construit dans le jeu ou votre engagement dans le jeu. Il s’agit donc de se sentir à l’aise avec le fait de ne pas posséder son jeu.
J’ai encore deux boîtes de DVD. Je comprends tout à fait le point de vue des joueurs. Mais si les gens adoptent ce modèle, ils verront que ces jeux existeront, que le service continuera et qu’ils pourront y accéder quand ils le voudront. C’est rassurant. »
Une déclaration qui fit l’effet d’une bombe et fut reprise par de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux pour dénoncer la direction prise par l’industrie du jeu vidéo et le danger représenté par la forme la plus immonde du jeu « as a service » : le jeu abstrait, loué, consommé comme un vulgaire burger de fast-food et non plus acheté et savouré comme l’expression d’un art. Un rapport au jeu vidéo qui passe de plus en plus par Steam tandis que les boutiques physiques spécialisées ferment leurs portes.
Il s’agit d’une tendance difficile à récuser tant des jeux AAA sont désormais vendus en version physique mais dépourvus de CD et paré d’un code. Ce symbole de la transition de la possession vers la jouissance éphémère d’un bien et sa dépossession résonne d’autant plus fort que des studios et éditeurs n’ont plus de scrupules à rendre inaccessibles certains titres dont le support est arrivé à terme.
Chose insensée il y a encore quelques années mais qui se normalise lentement mais sûrement dont le delisting général de The Crew par Ubisoft cette année, verrouillant même l’accès au mode solo, en est l’illustration. Il est toujours possible de jouer à Conker sur Nintendo 64 en 2024, mais des titres vieux d’une dizaine d’années peuvent disparaître du jour au lendemain.
Une situation qui jette continuellement de l’huile sur le feu des passions des joueurs et nourrit les interrogations sur la possession réelle des jeux par ces derniers. Une situation qui a poussé les législateurs de Californie a passer une loi imposant aux plateformes de vente en ligne à préciser très clairement au consommateur si le bien dématérialisé qu’ils achètent est bien un achat d’une propriété immatérielle ou d’une licence d’accès révocable.
« Alors que les détaillants continuent de s’éloigner de la vente de supports physiques, la nécessité de protéger les consommateurs lors de l’achat de supports numériques est devenue de plus en plus importante. » a souligné le parlementaire Jacqui Irwin, lors d’un entretien pour The Verge pour présenter cette proposition de loi, passée depuis.
Conséquence immédiate de l’entrée en vigueur de cette nouvelle législation, le titan américain Steam précise désormais, lors de l’achat, qu’il vend une licence d’accès aux jeux, et non les jeux eux-mêmes. S’il est improbable que cette nouvelle transparence ne change le rapport des joueurs à ce procédé, d’autant que les éditeurs savent qu’il s’agit d’un sujet très sensible, il a au moins le bénéfice d’apporter un peu plus de lumière sur une pratique particulièrement opaque pour la plupart des consommateurs.
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