Après la réussite critique et le succès commercial d’un premier opus inoubliable, BioWare avait fort à faire afin de ne pas décevoir avec son Mass Effect 2. Rappelons qu’au-delà du fait de répondre aux attentes du public, avide de savoir quelle allait être la suite de l’odyssée de Shepard, une grande ombre planait alors sur le studio canadien. Racheté par Electronic Arts, Mass Effect allait-il se transformer en un Gears of War-like dénué de toute personnalité ? Verdict.
Le Goût de l’Immortalité
Mass Effect 2 sort le 26 janvier 2010 sur Xbox 360 et PC. Comme promis par le studio après le premier titre, les joueurs peuvent utiliser leur sauvegarde de l’opus précédent pour poursuivre l’aventure avec « leur » Shepard. Le jeu arrivera un an plus tard sur PS3, avec pour seul lien avec le premier épisode un comic book qui résume les événements de celui-ci.
Concernant l’histoire, ce nouvel opus de la saga tient toutes ses promesses, et va même bien au-delà des attentes des fans. La menace des Moissonneurs est plus présente que jamais, toute la galaxie étant dorénavant en danger. Shepard lutte, Shepard meurt, puis il renait de ses cendres tel le phénix pour lutter contre les Récolteurs, maîtres des basses œuvres des Moissonneurs.
Les personnages sont toujours plus charismatiques (les nouveaux venus ont des caractères bien trempés), et le ton se veut de plus en plus shakespearien. Une fois de plus, l’écriture donne la part belle aux dialogues, BioWare est au sommet de son art, et chaque protagoniste a un background soigné et une histoire personnelle passionnante. Le studio inclut également un système de « missions de loyauté », vous permettant d’en apprendre plus sur un personnage donné, pour développer vos relations avec celui/celle-ci voire plus si affinités.
Vous croiserez d’anciennes connaissances, en ferez de nouvelles, et on vous garantit que vous vous attacherez aux membres de votre équipage. Rarement personnages de jeux vidéo n’ont été si touchants, fragiles pour certains, troublants pour d’autres. L’écriture n’est absolument pas manichéenne, et la frontière entre le bien et le mal est si ténue que vous vous surprendrez à réfléchir pendant de longues minutes avant de prendre certaines décisions…
Casey Hudson et Drew Karpyshyn osent même s’ouvrir à de nouveaux thèmes, tels que qu’est-ce qu’une IA ? Qu’est ce qui fait de nous des êtres humains ? Sommes-nous définis par nos choix ou par nos émotions ? Une fois de plus, Mass Effect est plus qu’un loisir vidéoludique, il est aussi un support à la réflexion, et va amener ses joueurs sur des terres philosophiques sans lourdeur ni intellectualisme.
Du côté du jeu, les solides bases du jeu d’origine sont toujours là, avec quelques ajustements : fini l’inventaire sans fin et les armes nécessitent dorénavant des munitions universelles. On déplore toutefois les phases d’exploration de planètes qui, pour la plupart du temps, se résument à balader un curseur sur des cartes pour trouver des ressources. Passionnant, non ?
Toutefois, si le jeu dévoile une plus grande richesse visuelle (les graphismes et animations sont magnifiques, même pour les canons d’aujourd’hui), une jouabilité plus souple, et un scénario toujours aussi fascinant, il se retrouve également marqué au fer rouge par les procédés commerciaux et les choix éditoriaux de son nouvel éditeur.
La Guerre des Mondes
La marque de fabrique d’Electronic Arts se fait lourdement sentir dans Mass Effect 2. Si le scénario a été laissé aux bons soins de l’équipe de BioWare (heureusement pour nous…), côté promotion du jeu, gameplay et système de combat, E.A. est bel et bien là.
Dès la jaquette du jeu, le ton est donné. Nous passons d’une affiche énigmatique où l’ennemi n’est qu’un regard mystérieux, à l’image d’un TPS avec un Shepard au summum du « male gaze », accompagné de sa sidekick sexy et de l’extraterrestre « qui-est-là-parce-que-c’est-dans-l’espace »…
Car c’est bien de l’action que va venir le nœud du problème. Les phases de combat sont beaucoup plus tournées vers les canons du TPS de cet époque (Gears of War en tête). Si le choix d’inclure plus d’action, et de la rendre plus nerveuse n’est pas incompatible avec les aspirations scénaristiques du jeu, il faut avouer que cela nuit à la qualité du lore et à l’ambiance du jeu.
Concrètement, alors que vous traversez une zone, dès que vous voyez des murets, vous savez immédiatement qu’un combat va s’enclencher, et votre cerveau se met en mode Uncharted : « on se cache, pan pan, on se cache, pan pan, munitions, on se cache ». Cerise moisie sur le gâteau chocolat-moules-anchois : nous avons même droit à un tableau récapitulatif à la fin de chaque mission… Idéal pour vous sortir du jeu et casser le rythme de la narration. Estimons-nous heureux d’avoir échappé à un tableau des scores.
L’empreinte E.A se ressent également dans la politique de DLC à outrance. Citons particulièrement les DLC « Pack Fakir » et « The Arrival ». Le premier est une simple extension destinée à vous mettre au volant du remplaçant du Mako de M.E.1, sous la forme d’un jeu de plateforme d’aéroglisseur raté. Quant au second, il était censé faire le lien entre les opus 2 et 3, en mettant au centre de la narration l’arrivée des Moissonneurs dans la galaxie. Mais ce qui devait être un climax scénaristique va être une catastrophe au niveau narratif.
Difficile de rentrer dans les détails de ce DLC sans vous spoiler, alors disons simplement que le scénario a été rentré au chausse-pied dans des phases d’action qui n’ont pas vraiment de sens dans le paysage narratif de l’œuvre. On peut citer ce DLC en exemple de tout ce qu’il faut éviter de faire…
Mais malgré la machine E.A., BioWare résiste quoi qu’il arrive. Cette équipe composée de fortes têtes avait bien l’intention de ne pas plier face à toutes les exigences des hommes troubles d’Electronic Arts.
La Horde du Contrevent
Nous sommes en 2010 après J.-C. Toute l’industrie vidéoludique est occupée par Electronic Arts… Toute ? Non ! Un village peuplé d’irréductibles Canadiens a bien l’intention de ne pas lâcher son identité.
Boutade à part, malgré les reproches précédemment faits à M.E.2, le deuxième épisode de la saga est très respectueux de son aîné. La structure globale du jeu reste la même que l’opus précédent, à savoir une quête principale, autour de laquelle gravitent des missions secondaires. Les possibilités de choix multiples dans les dialogues sont bel et bien là.
Et si l’ambiance est plus sombre, avec l’approche inexorable des Moissonneurs, l’humour typique du studio d’Edmonton est toujours de la partie (le personnage de Joker est parfait dans son rôle de comic relief). Sans oublier l’aspect RPG, marque de fabrique de BioWare, avec une customisation très poussée de votre escouade de héros.
Jack Wall est également de retour à la composition, et livre une de ses œuvres majeures, tantôt symphonique et grandiloquente, tantôt très intimiste.
Après le fiasco critique (tant du côté du public que de la presse) du DLC « The Arrival », BioWare revient à la charge, et décide de montrer aux fans (et aux exécutifs d’E.A. au passage) ce qu’il est capable de faire. Cette fronde portera le nom de « Le Courtier de l’Ombre » et ne sera rien de moins qu’un polar noir dans une ambiance de space-opéra. Voilà un défi à la hauteur du studio d’Edmonton.
Autant ne pas prendre de pincettes : « Le Courtier de l’Ombre » est l’un des meilleurs add-on jamais produits pour un action-RPG. Casey Hudson et Drew Karpyshyn sont des petits malins. Comment caresser les fans dans le sens du poil pour leur donner en vie de se frotter à ce courtier (en toute amitié) ? Rien de plus simple, ramenons donc l’un des personnages clés du premier épisode (avec qui Shepard a pu avoir une liaison), non sans l’avoir fait évoluer d’une façon très inattendue.
L’add-on vous jette dans un cocktail d’affaire policière, de traitrise, de suspense et de poursuites effrénées. Au niveau de l’écriture, elle est de très haut vol. Comme pour un épisode de Columbo (meilleure série policière, ne vous en déplaise), vous connaissez le traitre dès le début. Et pourtant, jamais la tension ne retombe, le côté thriller de l’affaire vous tient en haleine de bout en bout.
Pour le côté graphique, jamais Mass Effect n’a été aussi beau. Les textures sont magnifiques, la modélisation des personnages et des décors est impressionnante. Le design des décors a été revu, et les sempiternels murets Gears-like ont disparu. La possibilité de se mettre à couvert est toujours là, mais se fait de façon beaucoup plus intelligente et naturelle.
Mais pourquoi revenir autant sur un DLC ? Parce qu’il rassemble à lui seul tout ce que BioWare sait faire de mieux. Une intrigue incroyablement bien ficelée, une écriture des personnages d’une qualité rare, des phases d’action savamment dosée. Tout y est. « Le Courtier de l’Ombre » est une sorte de menu Best-Of de Mass Effect. Tout du moins, de ce qu’est Mass Effect sans la garniture Electronic Arts.
Le studio d’Edmonton sait faire preuve d’une grande intelligence, tant en matière de game design, que d’écriture, mais aussi en matière de raillerie. Quitte à courir le risque de mordre la main qui les nourrit.
Ces choses que nous n’avons pas vues venir
Attention, si vous souhaitez éviter tout spoiler, je vous invite à aller directement à la fin de l’article.
Casey Hudson et Drew Karpyshyn sont deux fortes têtes. Le rachat de leur studio par E.A. en 2008 les avait sauvés de la faillite, mais le fait d’être sous la coupe d’un géant de l’industrie ne leur plaisait guère. Mais comment faire comprendre aux fans que la situation répondait à une nécessité financière, et non pas à un choix de vendre son identité ? Par le meilleur des médias : leur propre jeu. Livrons-nous à un peu de theory crafting…
Et si l’irruption de Cerberus dans le lore du jeu pouvait être assimilé à l’arrivée d’E.A. dans la vie de BioWare ?
Dès le début du jeu, Shepard meurt (BioWare au bord de la faillite), et son corps déchiqueté est récupéré par cette immense organisation qu’est Cerberus (Electronic Arts). Votre protagoniste lutte contre les Moissonneurs, mais aussi contre les aspirations de domination de l’Homme Trouble qui, sous couvert de promouvoir les droits de l’humanité, veut en fait asservir les autres espèces (dans une sorte d’OPA galactique… alors qu’E.A rachetait à tour de bras des studios à l’époque).
De plus, le protagoniste principal reste mort pendant deux ans avant son retour à la vie. Période qui correspond exactement au temps de développement de Mass Effect 2 par le studio d’Edmonton.
Un des dialogues cultes de M.E.2 met en opposition l’Homme Trouble (tête pensante de Cerberus, une entité pro-humanité) et Shepard :
Shepard : Désolé, le son va mal. C’est que des conneries que j’entends.
Homme Trouble : Ne m’insultez pas!
Plusieurs fois au cours du jeu, le héros ne manquera pas d’envoyer des piques assez sévères à cet homme, à qui il doit pourtant la vie. Il suffit d’un petit pas pour y voir des sentences lancées aux exécutifs d’E.A.
Inutile de s’éterniser sur cela, nous vous invitons juste à adopter ce prisme de lecture lorsque vous partirez de nouveau en expédition avec Shepard.
Mass Effect 2 a fortement marqué les esprits à sa sortie. À l’instar de son aîné, il a été nommé et récompensé dans de nombreuses cérémonies. Les Video Games Awards 2010 le nomment dans les catégories suivantes : jeu de l’année, meilleur jeu sur Xbox 360, meilleur jeu PC, meilleur RPG, meilleure bande originale et studio de l’année. Lors de la cérémonie, il est sacré « Meilleur jeu sur Xbox 360 » et « Meilleur RPG ». Il est également souvent cité dans les listes des meilleurs jeux de tous les temps.
Reste à savoir comment le studio canadien allait encore pouvoir faire mieux avec Mass Effect 3, et quelles retombées allaient avoir leurs « boutades » envers les exécutifs d’Electronic Arts…