Si l’année 2023 n’est pas encore finie, on peut déjà compter un nombre record de licenciements depuis le mois de janvier de cette année : plus de 6 000 personnes ont perdu leur emploi dans l’industrie du jeu vidéo, et le mois de septembre fut le plus dévastateur avec Epic qui a licencié pas moins de 830 personnes d’un coup. De manière générale, il faut savoir également que le monde de la tech est immensément impacté : 10 000 personnes ont perdu leur emploi chez Microsoft, 21 000 chez Meta, près de 7 000 chez Disney et Amazon, pas loin de 9 000 (principalement Twitch). Pour comprendre ce phénomène de licenciements, il faut recontextualiser la chose.
Sans refaire toute l’histoire, prenons un peu de recul. L’année qui restera dans toutes les mémoires est sans conteste 2020. Celle-ci aura été une année très propice, des chiffres qui explosent et des gens prêts à consommer du jeu vidéo comme jamais. La réaction des entreprises de la tech fut sans précédent, avec des embauches en masse pour proposer encore plus de jeux, plus de services et plus d’offres.
Des rentrées d’argent qui donnent des ailes et incitent à des rachats qui prennent vite des allures de courses : tout le monde veut faire une OPA et racheter le studio qui pourra permettre une bonne consolidation, et les prix avancés, astronomiques, révèlent l’insouciance de la période. Si une entreprise rachète pour plusieurs milliards une autre, elle est certainement capable de payer ses employés, non ?
Hélas, le retour à la vie normale, qui a eu lieu aux alentours de 2022, ralentit drastiquement l’activité de l’industrie. Les gens consomment moins et jouent moins. Les chiffres sont à la baisse, mais les développeurs, eux, sont toujours là. Les énormes dépenses doivent être comblées, sauf que le cours des choses ne laisse pas cette possibilité envisageable.
Les personnes récemment embauchées deviennent une charge, et un plan social est nécessaire (nous soulignons cette novlangue managériale qui annonce déjà la finalité de l’histoire et répond déjà à cette question : à qui faire payer ces directions hasardeuses et irréfléchies ? Licenciement du petit développeur débutant ou celui du CEO senior en costume cravate, auteur au passage de ces prises de décision ? Vous avez la réponse).
Alors, après des années de croissance extraordinaire, l’industrie revient sur ses pas et se déleste du poids excédentaire. Des syndicats commencent à se former, chez CD Projekt notamment (au bout de trois vagues de licenciements rien qu’en 2023, on peut le comprendre) et aussi chez Avalanche Studios. Si la formation de syndicats montre une certaine maturité pour l’industrie, on peut aussi saluer ce mouvement, assez courant en Europe, mais qui aux USA peut s’apparenter à une véritable Révolution d’octobre.
D’anciens développeurs de chez Bioware ont même décidé de poursuivre en justice leur ancienne entreprise pour licenciement non motivé et traitement abusif. Les coudes se serrent dans les rangs des développeurs, et ils dénoncent les abus de certains PDG, sur la culture du crunch, du sexisme, mais notamment sur leur salaire.
Car comment comprendre ces vagues de licenciements quand un Bobby Kotick est payé annuellement plus de 100 millions de dollars (salaire indexé sur le cours de la bourse des actions Activision-Blizzard) ? Comment comprendre son indemnité de départ fixée à 400 millions de dollars ? Peut-être ces sommes auraient-elles pu permettre de garder plus de monde à bord ? On ne le saura sans doute jamais, car la remise en question ne semble pas à l’ordre du jour.
Dans un milieu où la production doit se faire vite et la qualité de vie n’est pas toujours au rendez-vous, avec de nombreuses heures de travail qu’on ne compte plus (crunch) car on est déjà assez reconnaissant de pouvoir travailler de sa passion, un poste n’a jamais été aussi précaire. C’est aussi dans cette industrie qu’un certain Doug Bowser, président de la branche Nintendo USA, se permet de jouer avec le feu (on est plutôt fier de celle-là) en déclarant qu’aucun syndicat n’était présent dans son entreprise, car tous les employés sont contents et travaillent dans de bonnes conditions.
On se rappelle pourtant que Kotaku avait révélé en 2022 que des employés critiquaient des salaires trop peu élevés et des heures non payées. IGN avait aussi fait un rapport sur la « culture d’entreprise nocive » de Nintendo, expérience vécue par des contractuels. Tout va bien dans le meilleur des mondes, on vous dit, on saluera tout de même l’audace de Doug Bowser qui remplit son rôle de méchant très efficacement.
Si on ne fait pas ici la critique d’un capitalisme qui semble se mordre la queue, réduire le pouvoir d’achat des développeurs (de potentiels clients, donc), tout en augmentant le prix des jeux (à chaque génération de consoles, les jeux sont plus chers), on ne peut s’empêcher de remarquer l’illogisme et l’iniquité de la gestion de cette crise que traverse l’industrie du jeu vidéo. Le licenciement de masse est-il une réponse intelligente ? Avec un marché changeant et de plus en plus exigeant, l’avenir se montre de plus en plus incertain pour les (vrais) artisans du jeu vidéo.