En 2016, Fortnite n’existait encore que sous sa forme Sauver le Monde, Kanye West n’avait pas encore (complètement) déraillé et sortait The Life of Pablo, un album « révolutionnaire » non pas par son contenu, mais par sa distribution. Le disque que vous pouvez écouter aujourd’hui n’est en effet plus le même que celui qui est sorti originellement. L’auteur-compositeur-interprète-producteur et wanna-be prophète l’a sensiblement modifié depuis sa sortie, le mettant régulièrement à jour.
Il a ainsi existé une V1 de The Life of Pablo, puis une V2, une V3… Les modifications apportées vont d’un mixage légèrement différent sur certains titres à l’ajout de chansons entières, en passant par la modification des textes de certains morceaux. L’album n’existant (légalement) qu’en streaming, la version telle que souhaitée par l’artiste est celle qu’on trouve aujourd’hui sur les plateformes comme Spotify ou Deezer, et est bien différente du disque sorti originellement sur Tidal, le 14 février 2016.
Un cas de figure qu’on peut rencontrer çà et là pour des raisons légales, quand un titre est « effacé » d’un album, par exemple une fois qu’un tribunal a reconnu un plagiat, mais qu’on n’avait encore jamais vu pour raisons artistiques. Sa maison de disques, Def Jam, avait d’ailleurs déclaré à l’époque :
« Dans les mois à venir, Kanye publiera des mises à jour, de nouvelles versions et de nouvelles itérations de l’album. Processus continu et innovant, l’album sera un projet artistique vivant et en constante évolution. » – Communiqué de presse de Def Jam, traduit par la rédaction
On s’est alors interrogé sur le statut d’un tel disque, mouvant. Des critiques l’ont même déclassé, lui donnant le statut de simple « software » plutôt que celui, plus noble selon eux, « d’œuvre » à part entière. Mais au-delà des jugements de valeur, une vraie question sur la rigidité de l’œuvre se posait. Jusque-là, une œuvre fixait un peu de son époque pour lui faire traverser le temps. C’est ainsi que l’esprit et la langue de Corneille (l’écrivain, pas le chanteur… quoique, à bien y réfléchir, les deux, en fait !) ou d’Hugo sont parvenus jusqu’à nous. Les métamorphoses de The Life of Pablo ont été vues comme un fait alors inédit dans l’industrie musicale, mais déjà routinier dans le jeu vidéo, où les mises à jour sont habituelles, régulières, et même devenues quasi-obligatoires. Peu de jeux sortent encore sans leur patch « day one », permettant de régler les derniers problèmes corrigés par les équipes de développement après le pressage du jeu sur cartouche ou DVD.
Mais en dehors de ces correctifs, il existe de nombreux autres exemples de mises à jour qui transfigurent complètement l’expérience de jeu. On pense par exemple à No Man’s Sky qui, aujourd’hui, n’a plus grand-chose à voir avec le jeu sorti à l’été 2016. Certes, il s’est ainsi rapproché des promesses faites aux joueurs. Mais s’est d’autant éloigné de ce qu’il était à sa sortie. On peut aussi citer Returnal qui, après sa sortie et les critiques de certains sur une difficulté mal dosée, s’est vu doté d’une mise à jour venant modifier l’équilibre du jeu. Une mise à jour qui a posé des questions sur les statuts d’œuvre et d’auteur, un peu flous dans le monde du jeu vidéo. En proposant cette mise à jour, le studio Housemarque est revenu sur une certaine radicalité qui faisait pleinement partie de sa proposition. Radicalité qui a, si ce n’est disparue, grandement faibli après l’update.
Dans l’actualité, on trouve aussi l’exemple de Fortnite, porte-drapeau de cette créature polymorphe, en perpétuelle mutation, qu’est un certain jeu vidéo. Jouer à Fortnite aujourd’hui n’a plus qu’un mince rapport de parent très éloigné avec l’expérience de jeu à sa sortie. Au-delà même du passage de tower defense à celui de Battle Royale, et sans évoquer toute la partie du soft qui agrège un gros morceau de la pop culture, quitte à devenir quasiment un réseau social, le gameplay de Fortnite n’a cessé de se réinventer. Les maps se transforment et se reforment, des véhicules apparaissent, puis deviennent volants, les constructions – qui ont longtemps été au cœur du jeu – disparaissent, et aujourd’hui, à l’occasion de la saison 2 du chapitre 4, ce sont des rails tels que ceux qu’on trouve dans Sonic Frontiers qui sont apparus dans une Night City de la Boucle, baptisée Mega City.
Loin d’être anecdotiques, ces rails, associés à des courants d’air propulsant les personnages en hauteur (vus également dans Sonic Frontiers, mais aussi dans plein d’autres jeux) donne une nouvelle dimension au gameplay, lui offrant une verticalité nouvelle qui rebattra les cartes en faveur des joueurs qui l’apprivoiseront les premiers !
Pour un jeu-service tel que Fortnite, ces ajouts sont nécessaires pour conserver l’intérêt des joueurs dans un contexte hautement concurrentiel. Cependant, dans un même temps, chaque couche de nouveauté enterre encore un peu plus profondément le jeu original, et les historiens du jeu vidéo auront bien du mal à pouvoir étudier, même pas dans quelques années, mais dès aujourd’hui, l’évolution du hit d’Epic Games ou celle, saluée et récompensée, de No Man’s Sky.
Ce sont pourtant des cas d’école, assez représentatifs d’un pan important du jeu vidéo contemporain, et qui appelleront à ce titre, probablement, des études futures. Les chercheurs n’auront alors à leur disposition que les vidéos YouTube de Let’s Play, ou nos articles de la presse jeu vidéo, pour travailler. Dans un moment où les stores numériques Wii U et 3DS baissent le rideau, ramenant dans la discussion les inquiétudes quant à la préservation du jeu vidéo, c’est à un problème d’une autre nature que nous confronte ces jeux-services : leur nature, au-delà de leurs supports, est éphémère.