Si vous nous connaissez, et particulièrement l’auteur de cette brève, vous n’êtes pas sans savoir tout l’amour que l’on porte au studio taïwanais Red Candle Games. Auteur du chef-d’œuvre horrifique Detention et du jeu qui nous intéresse ici, Devotion, il faut avouer que les nouvelles données par le studio cette dernière année ne sont pas très bonnes et nous attristent vraiment.
L’histoire que nous allons vous conter commence fin février 2019 lorsque Devotion, noté dans nos colonnes 8/10, et son studio Red Candle Games se sont retrouvés pris dans une tourmente de laquelle ils n’allaient jamais réellement ressortir.
En effet, dans le jeu, un développeur a placé un poster se moquant ouvertement du président chinois Xi Jinping en utilisant un mème populaire au détracteur du régime qui le compare ni plus ni moins à Winnie l’ourson.
La grogne a commencé à monter en Chine, le review bombing s’est mis en place, aussi pour Detention, le studio a présenté ses excuses et retiré l’affiche incriminée, mais rien n’y a fait, puisque le titre fut interdit sur le territoire chinois. En cause aussi, les prises de position ouvertement indépendantistes du fondateur du studio qui n’ont pas joué en faveur du jeu.
Arriva ensuite ce qui devait arriver, Devotion fut retiré de la vente sur Steam quelques jours après, privant carrément le jeu d’une distribution à l’international, et ce, malgré le soutien du vice-Premier ministre taïwanais. Depuis, l’affaire n’a jamais véritablement trouvé d’issue favorable pour le studio, même si un retour sur Steam s’est bien produit en juin dernier, mais uniquement à Taiwan.
Toujours est-il que l’on attendait de voir si ce comeback s’effectuerait internationalement par la suite et on a commencé à y croire hier lorsque via un Tweet, Red Candle annonça la sortie imminente de Devotion sur la plateforme de CD Projekt RED, GOG. Sauf que voilà, quelques heures après, les Polonais ont indiqué purement et simplement ne plus vouloir sortir le jeu. Pourquoi ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre ensemble.
Hello friends, we want to share with you– Red Candle will publish #還願Devotion on Dec 18 on GOG.https://t.co/dlC6qzBiHx
The content and the price of the re-release remains the same, for $16.99 / €13.99
Thank you for your trust and support. We wish you a happy end of the year pic.twitter.com/peVPd7cyVo
— redcandlegames (@redcandlegames) December 16, 2020
La Chine, acteur géant du jeu vidéo
Pour annoncer ce retournement de veste aussi spectaculaire que révélateur, CD Projekt, via le compte Twitter officiel de sa plateforme GOG, a tout simplement justifié sa décision en disant qu’elle faisait suite à de nombreux messages reçus de la part de joueurs. Sans préciser leur nature, leur provenance ou quoi que ce soit d’autre.
Très franchement, la plateforme et surtout le studio qui le pilote auraient pu s’éviter un nouveau débat alors que celui tournant autour de Cyberpunk 2077 et des versions consoles n’est même pas encore terminé et a fait perdre pas mal d’argent aux développeurs. On parle d’un milliard sec, alors que la cotation de l’entreprise en bourse a connu une baisse drastique le jour de la sortie du jeu de près de 2 milliards de dollars.
Earlier today, it was announced that the game Devotion is coming to GOG. After receiving many messages from gamers, we have decided not to list the game in our store.
— GOG.COM (@GOGcom) December 16, 2020
D’ailleurs face à ce refus, Red Candle Games a décidé de respecter la décision de GOG, regrettant que cela ne se soit pas fait à quelques jours, rappelons-le, de la sortie du jeu sur la plateforme. Mais les développeurs disent ne rien vouloir lâcher et continuer de se battre, et c’est tout à leur honneur.
— redcandlegames (@redcandlegames) December 17, 2020
Ceci étant, on peut aisément comprendre ce qui s’est passé. Tout d’abord, il faut savoir que le marché du jeu vidéo chinois est le plus important de la planète avec plus de 20 milliards d’euros générés en 2019, loin devant les États-Unis et ses « petits » 15 milliards. Il faut donc prendre en compte ce facteur très important, ainsi que d’autres.
C’est donc un très gros marché que les éditeurs s’arrachent en passant des partenariats lucratifs avec les acteurs locaux que sont Tencent ou bien Netease. Un marché qui représente près de 720 millions de joueurs s’adonnant à la pratique principalement sur PC et smartphone. Autant dire que personne ne veut se mettre un tel eldorado à dos puisque par conséquent, cela lui confère un certain pouvoir.
Tencent, par exemple, est devenu l’un des acteurs de l’industrie les plus importants au monde, car rares sont les jeux qui sont édités sur le territoire chinois sans que l’entreprise ait la mainmise sur la distribution. Il faut par exemple savoir que des jeux comme Call of Duty Mobile, Rocket League ou encore même la Nintendo Switch et ses jeux sont distribués en Chine par Tencent.
Si on veut aller plus loin pour comprendre à quel point la Chine est l’acteur prédominant dans l’industrie du jeu vidéo, au-delà même de l’édition de jeux phénomènes comme Genshin Impact ou du poids de son marché, il n’y a qu’à se tourner vers ses capacités industrielles.
Il faut savoir que toutes vos consoles, vos composants de PC ou encore quasiment tous les appareils technologiques que vous possédez sont fabriqués en Chine. Capacité de production incroyablement élevée pour main-d’œuvre pas chère, qui dit mieux ? Même si cela tend à changer à cause de la guerre économique opposant la Chine aux États-Unis.
De même, AMD, l’un des plus grands constructeurs de composants informatiques et dont les CPU ornent nos nouvelles consoles que sont les Xbox Series X|S et PlayStation 5, est une entreprise chinoise. Sachant tout cela, et encore ce n’est qu’une goutte d’eau, on vous laisse imaginer ce que représente la Chine aujourd’hui dans le milieu du jeu vidéo et plus généralement culturel.
CD Projekt RED finalement si petit
Alors, que représente une entité comme CD Projekt RED face au géant chinois ? Rien, bien évidemment, le secteur du jeu vidéo du pays n’a aucunement besoin pour faire des bénéfices record d’un jeu comme Cyberpunk 2077, alors que le studio a lui, comme tant d’autres, besoin de la Chine. On est donc dans une relation à sens unique où l’un est dépendant de l’autre.
Il est donc très simple d’imaginer, et même de tirer des conclusions, sur l’affaire qui nous intéresse aujourd’hui. GOG, plateforme qui se dit la plus éclectique et libre de tout, s’est pliée aux exigences des joueurs chinois qui ont fait pression pour que Devotion ne voie pas le jour sur le launcher.
Et se mettre les gamers chinois à dos, c’est potentiellement être victime d’un boycott massif de ces mêmes personnes, et donc risquer de se fermer du plus grand marché mondial. On peut donc forcément comprendre pourquoi CD Projekt a donné sa décision en prenant en compte la logique d’entreprise, qui escompte faire le plus de bénéfice possible.
Souvenez-vous du tolé médiatique que Blizzard avait pris pour avoir disqualifié un joueur professionnel eSport de Hearthstone parce qu’il avait osé critiquer le régime chinois par rapport à Hong Kong. Et pas que médiatique, l’image de la firme s’en est retrouvée sérieusement écornée, blâmée par les joueurs du monde entier pour sa prise de position en faveur de la censure.
Animal Crossing, une licence avec autant d’impact, avait même été interdit de vente en Chine parce que des activistes hongkongais militaient et s’exprimaient librement sur le jeu, diffusant alors leur message. Que l’on y adhère ou non n’est pas à prendre en ligne de compte, mais cela prouve bien que l’empire du Milieu veille au grain. On pourrait aussi parler de PUBG qui s’était fait censurer de même.
Mais n’ayons pas peur des mots, la Chine est un pays liberticide, qui bride la liberté d’expression aussi bien dans le réel qu’en ligne, avec notamment un contrôle accru de son internet local, ce qui a causé bien des soucis à des mastodontes comme Google par exemple, qui ont fini par se plier à ses exigences.
Ce qui est cocasse, c’est que même en France, le droit de caricature s’est retrouvé très récemment débattu sur la place du débat public, pour cause, les attentats de Charlie Hebdo et plus récemment celui commis à l’encontre de Samuel Paty.
Comme quoi, il ne faut pas aller bien loin pour ce genre de débats liés à la liberté d’expression et de ses « limites », si elles existent. En Chine, la caricature du président est tout bonnement interdite, et le peuple – endoctriné par le pouvoir ou non, chacun se fera son avis – est majoritairement favorable à cette interdiction. On ne touche pas aux institutions, au président et même plus, au parti communiste dans son ensemble.
Alors oui, les joueurs chinois ont le droit d’exprimer leur mécontentement s’ils le désirent et la Chine a le droit d’interdire sur son sol Devotion. Cela ne nous regarde pas finalement, du moment que par chez nous, le jeu puisse voir le jour et véhiculer les messages qu’il veut transmettre sans contraintes dès lors que cela reste dans le cadre de nos lois.
Or, pour Red Candle Games et Devotion, ce n’est pas le cas. Ni Steam ni GOG n’ont donc assez de poids pour lutter contre cette censure orchestrée sûrement par bien plus que les joueurs. Rappelons que le régime a fait fermer l’éditeur chinois du jeu. Il ne faut donc pas froisser le géant chinois, quitte à bafouer les libertés essentielles à nos démocraties.
Derrière cette simple histoire qui s’est résumée à deux tweets, il y a donc bien plus en jeu que la sortie de Devotion. GOG a refusé de tenir tête et a finalement troqué la liberté d’expression pour de l’argent. Triste constat qui prouve encore une fois que le jeu vidéo est devenu un business de plus, un océan de créativité noyé dans des contraintes économiques dont la Chine n’est qu’un iceberg parmi tant d’autres.
Après tout, le crunch et ses impératifs de productivité, le travail précaire de beaucoup de développeurs, la sous-traitance, la fabrication à bas coût au détriment des droits de l’Homme, sont autant de facteurs qui nous rappellent que non, notre média culturel préféré n’échappe pas au libéralisme sans foi ni loi.
Alors oui, cette affaire est symptomatique d’un problème chinois, mais des symptômes autres et venant d’ailleurs et d’ici nous montrent aussi que le jeu vidéo prend parfois la mauvaise direction.