« J’exagère, je caricature ? Moi j’exagère, moi je caricature ??!!, écrivait Dimitri à toute vitesse dans son carnet à spirales, au soleil, en terrasse de l’Apollo, éclatant d’un rire énorme, faisant se retourner trois garçons à la table d’à côté. C’est moi qui exagère, c’est moi qui caricature ?! C’est la meilleure de l’année celle-là ! MOI ??!! Et 1974 ? Et Louis Pouzin ? Et le datagramme ? Et internet ? Hein ? Et c’est moi qui caricature? hurlait Dimitri, en furie, penché sur son carnet à spirales, la pointe de son stylo galopant voracement sur le quadrillage du papier, Dimitri adjoignant au silence religieux de l’écriture la force propagatoire de la parole (en l’occurrence de la vocifération), comme si sa plume était un porte-voix accidentellement relié à ses cordes vocales. C’EST MOI QUI CARICATURE ???!!! »
– Comédies Françaises, Eric Reinhardt.
Ce n’est pas souvent qu’on fait la rentrée littéraire chez New Game Plus. C’est jamais, en fait. Mais cette année sera un peu particulière, puisque parmi les 500 et quelques romans sortis ces dernières semaines (une rentrée en repli), on en dégage un qui pourrait nous parler à nous, joueurs, plus familiers des écrans LCD que des pages papier (quoique aujourd’hui, le roman se lit sur des écrans).
Son titre ne nous mettrait pas sur la voie : Comédies Françaises, d’Éric Reinhardt ; pourtant, le roman ne s’attache à rien de moins que raconter la création d’internet, et surtout comment d’une façon rocambolesque la France a pu à la fois avoir l’idée du réseau des réseaux, et passer à côté de sa paternité… Un récit aussi drôle que passionnant mêlant lobbyisme, parapsychologie, et Valéry Giscard d’Estaing !
Dimitri, héros du roman, est une espèce de promeneur avec suffisamment de chance et de talent pour se hisser dans la vie sans trop d’efforts. Un temps lobbyiste pour une grosse boîte parisienne, il est aujourd’hui reporter à l’AFP (non, ça n’a rien à voir, mais c’est ce qui arrive quand on construit sa carrière sur la chance). En vacances à Madrid, il aura un coup de foudre assez intense pour une jeune femme qui ne l’a même pas remarqué.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais c’était sans compter sur la théorie du chaos, et Dimitri reverra la jeune femme au théâtre, à Paris ! La probabilité de se retrouver des mois plus tard à quelques sièges d’écart d’une jeune femme croisée par hasard à un passage piéton espagnol est si infime que Dimitri y verra un signe du destin. Et la jeune femme de l’obséder au-delà du raisonnable…
Il la rencontrera une troisième (mais peut-être dernière !) fois dans un café, alors qu’il avait, pour un projet de livre, un premier rendez-vous avec Louis Pouzin, né en 1931, et, en gros, inventeur d’internet. La comédie romantique (qui se passe surtout dans la tête de Dimitri) se croisera alors avec son enquête passionnante sur l’aventure – authentique – de Louis Pouzin, et comment la France de Giscard a pu refuser ses travaux au bénéfice du… Minitel !!!
On ne va évidemment pas déflorer ni la rencontre avec la jeune madrilène (se fera, se fera pas ?) ni la désastreuse aventure de l’internet français, mais sachez tout de même que celle-ci inclut, outre l’incompétence évidente de Giscard (faites une petite recherche Wiki sur les avions renifleurs… !), un industriel imbu de lui-même, jaloux, et adepte de spiritisme…
Si le récit de Comédies Françaises est aussi passionnant, d’autant que c’est un épisode un peu glissé sous le tapis de l’histoire contemporaine (on comprend que les institutions ne s’en vantent pas… !), c’est parce qu’Éric Reinhardt a su en tirer un véritable roman.
Sa construction est particulièrement intelligente (le passage sur le lobbyisme, un peu cheveu sur la soupe, prendra ainsi tout son sens 150 pages plus loin…), et le style est jouissif au possible, l’auteur n’hésitant pas à abuser de répétitions, de sarcasmes, et à brouiller les pistes entre réel (le nôtre, mais aussi celui du héros) et imaginaire (du héros, toujours, qui rêve un peu sa vie à certains moments).
Au passage, on égratignera en bonne et due forme la bourgeoisie et le patronat français dans quelques pages aussi violentes que savoureuses.
« Mais la seule raison qu’ont les gens de droite d’être à droite en France, ce n’est pas d’inventer le monde de demain, ils s’en foutent […]. C’est de voir baisser leurs impôts. C’est de garder leurs privilèges. C’est de pouvoir conserver leurs châteaux familiaux. […] Non ? Alors il est où les gars le Cloud français ? Allez-y, créez-le, on vous regarde. Non mais allez-y les gars, on arrête de vous critiquer, montrez-nous de quoi vous êtes capables au lieu d’attribuer vos échecs à l’onéreux modèle social français qui vous entrave, en tant qu’entrepreneurs. Vous avez raison, c’est de notre faute, on vous coûte trop cher à être toujours au chômage. On vous empêche de créer des entreprises, nous qui vous imposons ce modèle social si couteux, si contraignant et protecteur à l’égard du travailleur, c’est pour ça que vous n’y arrivez pas, pauvres choux. C’est pour ça que vous êtes impuissants. Je me suis laissé dire qu’il y avait trop de papiers à remplir, en France, quand on veut créer une entreprise, et que c’est pour ça que vous n’en créez pas. […] Moi j’aime bien remplir les papiers administratifs, ça ne me dérange pas. Si c’est seulement ça le problème, si c’est juste parce qu’il y a trop de papiers administratifs à remplir que vous n’y arrivez pas, et que votre déficit extérieur est de 46 milliards d’euros, si c’est ça le problème on se relaie, pas de soucis, on vous remplit les papiers administratifs. Ma mère aussi elle vous aidera, elle est fortiche en papiers administratifs. Allez-y les gars, on vous regarde, étonnez-nous merde, créez-nous l’Apple français, l’Amazon français, le Facebook français… »
– Comédies Françaises – Eric Reinhardt
On regrettera peut-être que le roman n’ait pas trop su se finir, malgré une dernière partie assez géniale où auteur et personnages seront tous les deux en roue libre. Mais c’est une très légère ombre au tableau de ce Comédies Françaises très, très réussi !
Comédies Françaises, d’Eric Reinhardt, aux éditions Gallimard, 480 pages, 22€.