Nous avons entendu parler d’InCarnatis un peu par hasard. Nous étions en visite aux Geek Days, à Lille, le 18 mai dernier, pour faire le plein de figurines et de photos de cosplay, quand l’un des stands, entre une zone rétro gaming et un espace VR, sortait un peu du lot. Une bannière « InCarnatis, le roman transmédia » identifiait le stand en question. Nous voyant curieux, un monsieur est venu nous présenter le projet : il s’agissait de son auteur, Marc Frachet, visiblement passionné et à l’origine d’un concept assez novateur : la lecture augmentée. La présentation qu’il nous en fit nous donna envie d’en savoir plus…
Le roman transmé-quoi ?
Ce n’est pas la première fois que des initiatives tentent de mettre un peu de multimédia dans les pages de nos romans traditionnels. Sons d’ambiances, pages des tablettes et liseuses animées (avec de la pluie ou du brouillard, par exemple, selon le contexte du roman), voire grosse mise en scène pour les livres audio…
Mais ici, ce que nous propose Marc Frachet est, à notre connaissance, à peu près inédit : il s’agit d’un roman traditionnel, en papier, dans un format qui rappellera n’importe quel bouquin, et qui peut se lire tel quel. Mais on nous propose d’aller plus loin dans notre découverte du monde qui nous est raconté grâce à toute une série de médias additionnels. Ainsi, avant la lecture, il convient de télécharger l’application InCarnatis sur smartphone ou tablette (Android ou iOS). Puis, au gré des pages, le lecteur rencontrera des QR codes (ces codes-barres carrés du futur) qu’il pourra flasher avec le capteur photo du smartphone ou de la tablette.
Démarre alors sur l’appareil une photo, de la musique, ou une petite mise en scène audio narrative. Par exemple, alors que le héro se retrouve dans une sorte de boite de nuit, un QR Code nous permet de lancer le morceau joué dans l’histoire par le DJ, et de finir la lecture du chapitre accompagné par une musique nous plongeant au cœur de l’ambiance. Plus loin dans l’histoire, une relique mystérieuse est évoquée… Un QR Code plus loin, on en a une représentation iconographique en 3D !
Hélas, ces augmentations sont pour le moment assez gadgets, jamais essentielles. Vouloir un roman qui tienne debout seul, sans les ajouts multimédias, est une décision que l’on soutient totalement. Néanmoins, nous aurions aimé que les récits audio aient plus d’importance, contiennent des éléments narratifs plus éclairants. Un équilibre qui se fera peut-être avec le temps !
Mais qu’est-ce que tu me racontes là ?
« La main grise d’un homo-aquaticus préleva une algue rouge qui s’étirait paisiblement dans une culture bien ordonnée. Puis il replia machinalement son bras par-dessus son épaule et la fourra dans un filet placé sur son dos.
À la fois ferme et délicat, son geste démontrait un savoir-faire typique des ouvriers de Len’Landra, évitant ainsi de remuer la terre et d’endommager la plante aquatique. (…)
Emplissant leur filet en vidant les prairies sous-marines, ils s’adonnaient à une sorte de ballet aquatique dont le dernier acte était livré par des dauphins.
Guidés par des aquaticus, les cétacés tiraient des charrues primitives qui retournaient délicatement la terre afin d’accueillir les générations futures. »
– Le Retour d’Ethelior, p. 19
Le monde d’InCarnatis est une sorte de monde post-post-apocalyptique. Nous sommes bien sur Terre, dans un futur plus ou moins lointain, à l’aube des années 2400. Une catastrophe planétaire a complètement modifié notre planisphère et notre façon de vivre. La société a depuis été reconstruite, des technologies nouvelles et des mutations sont apparues. La société humaine s’est scindée en deux. D’un côté, les domiens, vivant sous l’eau, dans des cités bâties sous d’immenses cloches de verres, et de l’autre, les tekens, non pas des pratiquants chevronnés de versus fighting (!), mais habitant la surface dans des mégapoles verticales ultramodernes.
Ce monde divisé est dominé par un système dictatorial nommé Technofascisme, mené par un teken, Tara Nex, et reposant sur les RS, les Réseaux de Savoir, une technologie mi-biologique, mi-électronique, hébergeant l’histoire et le savoir humain, hébergeant également des secrets inaccessibles, réservés aux classes dominantes du Technofascisme. Ce monde sera le théâtre des aventures de Yarel Grihn, membre de la Guilde, une puissante association de commerçants, depuis toujours neutres dans les conflits opposants domiens et tekens. En proie à d’étranges visions depuis son plus jeune âge, Yarel est promis à un destin exceptionnel qui l’obligera entre autres à choisir son camp…
Breath of the Wild
On l’a compris, le monde raconté par InCarnatis et vaste et ambitieux (« parfois vicieux », aurait ajouté un fan de 113). Si vaste, d’ailleurs, qu’un seul titre ne lui suffit pas. On évoque depuis quelques lignes InCarnatis, mais ce n’est pas ainsi qu’est intitulé ce volume. Non, son titre est en vérité Le Retour d’Ethelior, tome 1 de La Vénus d’Emrae, une trilogie appartenant au projet InCarnatis, qui hébergera d’autres histoires. Vous avez suivi ? C’est un peu complexe ? C’est hélas aussi un reproche qu’on peut faire à ce volume.
C’est un défaut que possèdent de nombreuses premières œuvres, qu’il s’agisse de littérature ou de cinéma. « Trop d’explications, trop de métaphores, il y a toujours trop de quelque chose », disait il y a quinze ans déjà Claire Delannay, éditrice chez Albin Michel, dans un article des Echos à propos des premiers romans.
Et ce Retour d’Ethelior n’en est pas exempt. Si le livre fourmille littéralement d’idées, d’inventions et de détails, la plupart sont sous-exploités, voire pas exploités du tout. Ainsi, prenons l’exemple des homo-aquaticus qui ouvrent le livre et qu’on rencontre dans l’extrait cité ci-dessus. Leurs gestes et les mutations qu’ils portent sont très détaillés dès les premières pages du livre. On apprend également que l’algue qu’ils cultivent est devenue l’ingrédient essentiel de l’alimentation humaine.
On entrevoit alors les possibilités narrative portées par ces personnages… Cependant, on n’entendra plus du tout parler de cet homo-aquaticus dans les pages qui suivront. Pourtant, c’est un univers solide. Nous sommes tombés tout à fait par hasard sur un reportage télé comme il y en a des dizaines sur le péril climatique. On y présentait des solutions architecturales du futur, pour après la montée des eaux, mi-projets d’architectes, mi-science fiction. Et il était bluffant de constater à quel point certaines maquettes modélisées en 3D ressemblaient à des illustrations produites pour InCarnatis ! Marc Frachet est soit très bien renseigné, soit visionnaire… Surement quelque chose entre les deux… !
Autre élément central de l’univers du livre : les réseaux de savoir (RS). L’accès à ces RS ne se fait pas par écran interposé, ni même grâce à un casque de réalité virtuelle, mais par décorporation : un procédé de mort imminente, condition d’accès aux fameux réseaux, qui, on le rappelle, sont pour moitié biologiques – vivants. À nouveau, on perçoit tout ce que cela pourrait impliquer en termes narratifs, mais à nouveau également, il n’en sera rien. Pour le moment en tous cas. Car, rappelons-le, ce tout premier tome de la saga InCarnatis n’est que le début d’une trilogie, et il n’est pas dit que ce qui parait avoir été laissé de côté ne reviendra pas en bonne et due place dans les deux tomes suivants…
Ce n’est pas le seul souci que nous avons rencontré dans Le Retour d’Ethelior. Le style était parfois… étonnant. Certaines phrases rappelaient étrangement des slogans publicitaires, par exemple, complètement inappropriés ! Ainsi, il nous est donné à lire un message de propagande pour le Technofascisme qui reprend à son compte un slogan pour une grande enseigne de bricolage (« Vos envies prennent vie »). Un peu plus loin, c’est un personnage qui, voulant faire un trait d’humour, s’exprime comme en 2010 en utilisant l’expression empruntée aux exorcismes de cinéma (et peut-être aussi aux véritables exorcismes ?) « Sors de ce corps ! ».
Mais encore une fois gardons en tête qu’il s’agit là d’un premier volume, et qu’on a toutes les chances pour que ces défauts « de jeunesse » disparaissent avec les suivants.
Cenosillicaphobie
On pourrait nous reprocher de ne voir que le verre à moitié vide. Et c’est vrai que même sous-exploité, c’est un vrai plaisir de découvrir un monde où pullulent autant d’idées. Et plutôt que de jouer les grincheux, on peut aussi se laisser porter par cette Terre du XXVème siècle, son néo-mysticisme, ses dirigeables de la Guildes des marchands, très steampunks, son état policier effrayant… Et si on regrette que certains éléments passent trop vite, c’est bien parce qu’on aurait aimé en voir plus. C’est donc plutôt positif ! D’ailleurs, un verre à moitié vide, si c’est un verre de vin, est déjà plein. Voyez ?
Là où le trop plein de détails saura trouver sa place, c’est dans le jeu de rôle adapté de l’univers InCarnatis. Premier side-project du monde d’InCarnatis, pour l’instant en phase de test alpha, jouable uniquement lors des salons, le jeu de rôle est une évidence. Et l’occasion qu’on croyait manquée de raconter ces histoires qui nous venaient à l’esprit en imaginant le quotidien des homo-aquaticus. Dans le jeu de rôle, mais aussi dans d’autres romans et nouvelles, puisque comme la mythologie lovecraftienne ou Le Poulpe, ce personnage de polar dont chaque volume est écrit par un auteur différent, le monde InCarnatis a vocation à se partager, à être pris en main par d’autres auteurs. Et le potentiel est énorme !
Le Retour d’Ethelior n’est donc pas le texte parfait qui emporte tout sur son passage. On y trouve en effet quelques maladresses, typiques des premières œuvres. Cependant, l’univers qu’il propose et qu’il décrit est suffisamment nouveau et dense pour que le voyage vaille le coup ! De même, l’expérience de lecture transmédia est quelque chose qu’on se doit d’essayer : ce n’est pas si souvent que le monde de l’édition arrive avec quelque chose de neuf ! Et ajoutons que ce nouveau moyen de lire, impliquant l’usage du smartphone, pourrait aussi convaincre certains jeunes qui se sont un peu écartés de la lecture à y (re)venir… Le roman est en effet accessible dès 12 – 13 ans.
De plus, deux autres tomes viennent compléter cette trilogie intitulée La Vénus d’Emrae, et le monde d’InCarnatis devrait grandir encore grâce à d’autres projets, dont certains sont déjà en cours, ainsi que nous l’a confié Marc Frachet. Autant de promesses d’aventures futures qui démarrent ici, avec Le Retour d’Ethelior, tout premier volume de l’univers InCarnatis.
InCarnatis, trilogie transmédia La Vénus d’Emrae, tome 1 : Le Retour d’Ethelior, de Marc Frachet
300 pages, édité par ACCI Entertainment éditions.
Disponible sur www.incarnatis.com, et dans les grandes librairies en ligne (Amazon, Fnac…), 19,99€.