Les ponts entre littérature fantastique et musique metal sont évidents, naturels. Pourtant, spontanément, s’il fallait rapprocher une mythologie du metal, on penserait peut-être d’abord à la fantasy « pure », à l’œuvre de Tolkien, par exemple. À tort ? Pas tout à fait. Mais il ne faudrait pas se limiter à cette iconographie. Pendant les 400 pages de Cthulhu Metal – L’influence d’un mythe, Sébastien Baert va nous montrer à quel point le metal et l’œuvre de Lovecraft sont intiment liés.
Le Sébastien Baert en question est une créature hybride : journaliste rock, il a bossé pour Hard’n’Heavy et Hard Rock Magazine, dont il fut le rédacteur en chef. Il a aussi traduit de nombreux romans, dont certains tomes de la licence Lancedragon (Dragonlance en VO), la série originale de romans tirés de Donjons & Dragons. Autant dire que le garçon s’y entend à la fois en metal et en univers fantastiques !
Guitares et tentacules
Si Howard Phillip Lovecraft (1890-1937) est de nos jours un auteur incontournable de la culture pop, il n’en a pas toujours été de même. Et surtout pas de son vivant. Il n’a ainsi jamais vu un seul de ses livres être publié. L’auteur traîne en effet une réputation de poète maudit, ce qui est plutôt savoureux quand on sait que ce sont justement les écrits indicibles attribués à des auteurs déments qui lui valent aujourd’hui son immense popularité.
Le Mythe de Cthulhu, tel qu’on le connait, n’a d’ailleurs pas tout à fait été construit par Lovecraft. Ce sont ses amis, August Derleth en tête, qui, à sa mort, se sont donnés pour mission d’organiser et de faire perdurer le mythe, en y ajoutant leurs propres contes horrifiques.
L’importance dudit Mythe et de Lovecraft dans la culture pop actuelle est telle que beaucoup d’entre nous doivent leur rencontre avec l’œuvre à d’autres disciplines que la littérature : le jeu de rôle, bien entendu, avec l’Appel de Cthulhu, devenu au fil des années (la première édition fêtera bientôt ses 40 ans !) un incontournable des tables de jeu ; ou, c’est ce qui nous occupe aujourd’hui, la musique, le metal en particulier.
Dans le paysage le plus récent, on notera des inspirations ou des clins d’œil appuyés à Lovecraft dans l’un des derniers Stephen King, Revival, très lovecraftien (le Washington Post évoquait d’ailleurs « l’horreur cosmique » du roman) ; True Detective (saison 1) qui pourrait complètement appartenir au Mythe de Cthulhu, avec son flic qui perd doucement la raison, son incursion fantastique suggérée, et la mention du fameux Roi en Jaune, l’un des ouvrage clé du Mythe ; au cinéma, on peut évoquer Ghostland, de Pascal Laugier, dans lequel Lovecraft en personne intervient (on vous laisse découvrir…) ; et bien sur dans les jeux vidéo, dans lesquels, de Alone in the Dark (1992) à The Sinking City (sorti ces jours-ci), le Mythe de Cthulhu a toujours eu une place de choix !
Les sanglots longs des violons…
Mais revenons-en à la musique, et surtout au metal. Comme Lovecraft, le genre a une sale image qui lui colle à la peau. Combien de gens l’associent encore à des motards repris de justice avinés, ou à des satanistes buveurs de sang incendiaires d’églises ? Si l’image du misanthrope raciste qu’on colle à Lovecraft se justifie, celle qui poursuit le metal est bien moins à propos. Au contraire, serions-nous tentés d’ajouter.
Car si la techno est devenue une musique de « vieux » (et c’est Etienne De Crecy himself qui le déclare dans un entretien à Télérama ! ), et puisque le rap hésite désormais entre variétoche de supermarché (de Maître Gims à Soprano…) et hymne beauf (avec son culte de l’argent, des grosses bagnoles et du masculinisme), il ne nous reste plus que le metal !
Et c’est en partie ce que nous montre l’ouvrage de Sébastien Baert, qui décortique de nombreux morceaux du genre (quand ce ne sont pas les musiciens eux-mêmes qui s’en chargent) pour mettre à jour leur mécanique, leur architecture, et les références qui les ont fait naître :
« Quand j’ai commencé à composer les premières lignes de guitare de ce titre, je me suis basé sur un riff dissonant qui transcrivait selon moi la folie et le côté dérangeant que l’on retrouve dans la mythologie lovecraftienne. Ensuite sont venus les riffs purement black-metal auxquels j’ai intégré des passages beaucoup plus mélodiques et calmes avec des nappes de clavier pour souligner la majesté que m’inspire la cité de R’lyeh telle qu’elle est décrite dans les différentes nouvelles. La fin du morceau est beaucoup plus pop dans l’approche, avec un passage très mélodique et un solo qui renforce cette sensation de toucher du doigt quelque chose de grandiose et d’incompréhensible. Il en ressort un morceau qui, dans son cheminement, commence sur une base purement chaotique pour ensuite devenir plus incisif et précis, avant de finir sur une touche beaucoup plus aérienne ou marine selon le ressenti de l’auditeur. Je voulais qu’il en résulte une sensation de chaos contrôlé… » – Benjamin Boisier, chanteur et guitariste de Lyndwurm Orphans, cité par l’auteur, p. 219-220.
Encyclopaedia Univesalis Tenebrae
Le lien entre le metal et Lovecraft date quasiment de l’origine du metal. L’info ne sera pas nouvelle pour les fans, mais le deuxième album de Metallica contient un titre instrumental à la référence évidente ( The Call of Ktulu), et dès 1985, Iron Maiden citait Lovecraft sur l’album Live After Death, ainsi que le raconte Teepee, batteur du groupe parisien Corrosive Eléments, dans Cthulhu Metal :
«Mon premier contact avec Lovecraft s’est produit alors que j’étais adolescent, avec la pochette du Live After Death d’Iron Maiden, où l’on voit Eddie surgir d’une tombe où est gravée une citation signée par un certain H.P. Lovecraft : ‘That is not dead wich can eternal lie / Yet with strange aeons even death may die’ » – Cthulhu Metal, p. 223-224
Plus qu’un essai, Cthulhu Metal se présente comme une véritable encyclopédie. Des débuts du metal aux groupes très actuels, des pointures aux millions d’albums vendus aux groupes obscurs n’ayant publié qu’une démo confidentielle, c’est plus de deux cents formations qui sont référencées dans le livre !
Le texte s’organise comme un listing thématique. Après une première partie sur des références antérieures à l’arrivée du metal, puis un chapitre généraliste où l’on trouve des références très larges au Mythe, le livre s’organise autour de grands sujets, comme le Nécronomicon, fameux grimoire lovecraftien s’il en est, ou certaines nouvelles plus importantes que d’autres, telles que l’Appel de Cthulhu ou La Musique d’Eric Zahn.
Chaque chapitre suit ainsi la même construction : une petite intro de l’auteur, systématiquement passionnante, qui remet la thématique abordée en contexte, et une liste incroyablement pointue de groupes et d’albums faisant référence au thème choisi. L’auteur explicite les références les plus parlantes et les plus intéressantes, et laisse régulièrement la parole aux groupes eux-mêmes afin qu’ils évoquent leur façon de construire leur musique, leur interprétation des morceaux, leur lecture de Lovecraft ou la façon dont ils ont découvert l’auteur.
« Les structures qui évitent les segments refrains/couplets et qui utilisent des passages instrumentaux étendus et répétitifs sont des grammaires très parlantes à mon sens pour incarner les suicides, les rêves oppressants et les tremblements de terres qui parsèment L’Appel De Cthulhu. Pour retranscrire l’entité Cthulhu dormant pour l’éternité sous l’océan, nous nous servons de claviers afin d’apporter une dimension méditative, froide, sombre et mélancolique. Les cris torturés et les chants écorchés et gutturaux utilisés sur cet album personnifient à mon oreille les mélopées des adorateurs de Cthulhu dans les marécages de Louisianne. Les thèmes déployés par Lovecraft incarnent la mort, les troubles psychiques et une certaine idée de la nature… On peut presque dire que cet écrivain a inventé le concept du black-metal ! » – Max Beaulieu, chanteur et guitariste de Embryonic Cells, cité p. 205-206.
Si le livre peut se lire de manière traditionnelle, on peut aussi en user comme d’un « livre de platine vinyle», à la manière d’un livre de chevet. Reposant près de la collection de disque, on le garde à portée de main, et on l’ouvre de temps à autre, picorant noms de groupe et infos lovecraftiennes un peu au hasard… Cthulhu Metal est aussi un superbe réservoir à playlists ! Peu nombreux seront ceux d’entre nous à connaître ne serait-ce que la moitié des groupes figurant dans l’ouvrage. Balayant toues les époques et tous les styles, c’est aussi une histoire du genre qui se joue entre les lignes.
Enfin, parce que le metal, ce sont aussi les pochette (Eddie le zombie n’est-il pas en quelque sorte le septième membre d’Iron Maiden ?!), Cthulhu Metal propose un portfolio couleur de 16 pages venant appuyer en image son propos.
Cthulhu Metal est un livre qu’on conseillera essentiellement aux metalheads, ou aux fans du Maître de Providence, ou encore à ceux qui ne s’y connaîtraient pas plus en Cthulhu qu’en Megadeath. À tout le monde, donc. Sans hésitation. Bourré de connaissances et d’anecdotes, c’est un livre qu’on prendra plaisir à ouvrir par petite touches, comme on peut également le dévorer avidement.
La culture sans faille de son auteur force le respect, et nous laisse tellement d’idées de playlists et de groupes à découvrir – qui plus est sous l’angle du Mythe de Cthulhu – que sa lecture ne constitue que le début d’une longue plongée dans l’univers de l’horreur indicible et du metal !
Cthulhu Metal – L’influence d’un mythe, de Howard Phillips Lovecraft et Sébastien Baert avec une préface du groupe The Great Old Ones, 408 pages, édité chez Bragelonne, 35 €. À noter que les éditions Bragelonne ont à leur catalogue une large collection Lovecraft comprenant notamment des éditions illustrées et de nouvelles traductions des grands textes du Maître de l’Horreur.