Alors qu’Activision Blizzard essaie encore de laver sa réputation suite aux scandales de harcèlement de la fin d’année dernière, les QA testers de l’entreprise ont voté pour se syndicaliser au sein de la structure Game Workers Unite. La syndicalisation est une question complexe dans le monde du jeu vidéo. Internationaux, les acteurs du milieu n’ont pas la même culture du travail, et ce qui peut paraître comme un droit protégé dans un pays peut paraître comme une faute professionnelle dans l’autre. À cela s’ajoute la considération de l’opinion publique vis-à-vis des développeurs de jeux vidéo, puisque, comme tout métier à vocation, il est facile, lorsqu’on est hermétique à cette culture, de considérer qu’ils vivent déjà une vie de rêve. Il serait faux de considérer que le problème se rencontre uniquement chez Activision.
Cela dit, ce n’est pas un sujet qui ne concerne que le jeu vidéo. Que ce soit aux États-Unis ou en France, la pratique syndicale est peu répandue. Cependant, là où en France il y a une réelle culture du syndicat, pendant plus de cinquante ans, elle a été mal vue aux États-Unis. Non seulement la législation diffère d’état en état, mais en plus, certains ont ce qu’on appelle une loi « right-to-work », qui empêche la négociation d’un « union security agreement », un accord entre les syndicats et les entreprises pour décider de la manière dont il est possible pour les employés de défendre leurs droits.
De plus, les discours sur la syndicalisation des travailleurs ne sont pas qu’un mouvement qui prend de l’ampleur dans le jeu vidéo : c’est un mouvement global. En effet, lors de l’épidémie de la Covid-19, de nombreux métiers mal considérés se sont révélés essentiels. Les travailleurs se sont alors mis à manifester pour leurs droits, à travers des démissions en masse et une grève réunissant plus de 100 000 travailleurs.
Dans le cas du jeu vidéo, il n’a pas fallu attendre l’épidémie pour se rendre compte qu’il y a un problème majeur dans l’industrie : qui n’a pas entendu parler d’un scandale lié au développement du dernier chapitre d’une licence connue ? La « culture du crunch », qui place des semaines de 80-100 heures de travail comme une norme, fait des ravages et se retrouve régulièrement remise en cause, sans que rien ne soit fait pour l’endiguer.
Il est même parfois porté comme un modèle de fierté : nous nous souvenons spécifiquement de l’affaire autour du développement de Red Dead Redemption 2 en 2018. Le réalisateur, Dan Houser, insistait sur les cent heures par semaine réalisées par les équipes, et le portait tel un badge d’honneur, avant de se rétracter face à la réaction du public, qui, quant à lui, est de moins en moins dupe sur les raisons de ce crunch : si les réalisateurs parlent d’un choix des développeurs de faire ces heures supplémentaires, généralement impayées, il est clair qu’il est surtout question d’une culture toxique imposée dès les années en école.
C’est lors de la Game Developer Conference de 2018 qu’un groupe de développeurs s’organise pour mettre en place un syndicat spécialisé, la Game Workers Alliance. Son développement est compliqué, car elle est internationale et réunit des développeurs de tous types de jeux, du AAA à l’indie. Les développeurs sont obligés de s’investir anonymement, au risque de mettre leur carrière en danger s’ils sont découverts. Les premiers pas de la GWU sont donc compliqués.
Cependant, si aux États-Unis, elle a du mal à être reconnue et les développeurs doivent s’organiser en secret jusqu’à atteindre un seuil d’adhérents convenables pour devenir publique, en Grande-Bretagne, c’est une autre paire de manches et l’entreprise atteint plus facilement un statut légal. Elle s’engage contre le crunch :
« Si ta date de rendu est si irréaliste que tu dois détruire des carrières pour pouvoir l’atteindre, tu dois reconsidérer ta manière de gérer. Parce que tu as raté quelque chose. » – Tim Colwill, ancien journaliste dans le jeu vidéo et actuel représentant d’un syndicat d’une industrie qui n’a rien à voir, et chargé d’aider la GWU à s’implanter en Australie
Le crunch n’est pas la seule peste du jeu vidéo : la GWU s’est également illustrée dans des situations de harcèlement, comme chez Riot, ou de licenciements abusifs.
Des scandales comme ceux que nous venons d’énumérer, il y en a plein. Mais Activision Blizzard reste probablement le cas le plus médiatisé actuellement : tout commence le 20 juillet 2021, alors qu’une plainte est déposée par l’État de Californie à l’agence du droit civil, le Department of Fair Employment and Housing (DFEH) : après deux ans d’enquête, il s’est avéré que l’entreprise pratiquait une discrimination systémique envers ses employées, victimes de harcèlement sexuel.
Suite à cela, c’est un enchaînement de déboires : dès le 21 juillet, les employés manifestent pour leurs droits, en demandant notamment la fin de l’arbitrage obligatoire, technique légale employée par les entreprises afin de se couvrir lorsqu’elles sont mises en cause par leurs employés. Les manifestations et les mesures légales s’enchaînent, tant du côté des employés que du côté des actionnaires, puisque suite à ces scandales, le régulateur américain Securities and Exchange Commission lance une enquête sur la transparence d’Activision envers ses actionnaires quant aux accusations auxquelles l’entreprise fait preuve.
À cela s’ajoute la question des licenciements, qui pose déjà problème aux QA testers de Raven, puisque le licenciement de douze employés relance les mouvements de manifestations contre l’entreprise. C’est alors en janvier qu’ils annoncent leur volonté de rejoindre un syndicat.
Le rachat d’Activision par Microsoft, annoncé le 18 janvier, historique dans son ampleur et très surveillé pour des questions de monopole d’industrie, en rajoute une couche : tout le monde se demande ce qu’il va advenir du PDG de l’entreprise, Bobby Kotick. Cependant, à la date du 28 avril, il apparaît que cette question n’avait toujours pas été discutée. Cependant, la ville de New York engage une enquête sur lui le 27 mai.
C’est dans ce contexte, auquel s’ajoute la plainte du Communications Workers of America sur des entraves à la syndicalisation, que le groupe de QA testers de Raven réussit à tenir et gagner ce vote en faveur d’une syndicalisation au sein de la Game Workers Unite ce 28 mai. C’est un événement historique, comme annonce un QA tester anonyme :
« Ce qui est encore plus important que la signification [de cette syndicalisation] pour nous chez Raven, c’est le précédent que cela met en place dans l’industrie du jeu vidéo. C’est le standard d’exploiter et de sous-payer les QA testers. Avec les syndicats, nous pouvons changer ça. J’espère vraiment que notre action est la première d’une longue série pour les travailleurs du service qualité, et je suis impatient de voir dans quel studio sera la prochaine. »
Tout comme ce développeur, nous ne pouvons que nous demander si de telles évolutions, notamment chez Activision Blizzard, seraient susceptibles de se généraliser dans l’industrie, et de l’impact que cela aurait sur les sorties. En effet, difficile de donner le meilleur de soi et de créer quelque chose dont on est fier lorsqu’on est harassé par le travail. Cependant, l’avenir reste incertain : aux États-Unis, ce mouvement, s’il prend de l’ampleur, reste fragile face aux puissantes entreprises, et au Japon, autre bastion du jeu vidéo, il semble impossible, dans une culture où le crunch est une norme dans tous les secteurs.