Exhumer un roman des années 70 oublié (du moins en France), pour en tirer la matière première d’un jeu d’exploration spatiale qui sortirait dans une fenêtre encore occupée par Starfield, voilà une idée téméraire ! Bien entendu, le AAAA de Bethesda est difficilement comparable au projet indé que représente The Invincible.
Mais on ne peut s’empêcher de penser que si 11bit, le studio derrière le projet, ne s’est pas inquiété de la potentielle comparaison, c’est aussi parce qu’il était peut-être persuadé d’être sur le point de publier un grand jeu ?
(Test de The Invincible sur PC réalisée à partir d’une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Regis est un con
En se lançant dans The Invincible, on est un peu comme Yasna, l’héroïne qu’on incarne dans le jeu. Comme elle, on se retrouve plongé dans une aventure dont on n’avait pas idée au commencement. Elle, parce qu’elle a été emmenée sur une planète sans vraiment avoir été consultée, le chef de la mission s’étant montré plutôt autoritaire, et nous, parce que nous sommes également emmené en territoire inconnu (mais pas forcément hostile), malgré ce qu’on pensait savoir du titre.
Le jeu est n’est en effet pas exactement ce qu’il affiche quand il dit « d’après l’œuvre de Stanislas Lem », ni ce qu’on avait cru en jouant à la démo, il y a quelques mois. Et c’est tant mieux, car le suspense et les rebondissements restent intacts !
Si le jeu est bien inspiré par le roman éponyme, il n’en est pas une adaptation, mais plutôt une sorte de préquelle. C’est malin, et cela permet aux auteurs de nous raconter une toute nouvelle histoire. Pour rappel, The Invincible est un roman polonais de science-fiction signé de l’auteur de l’œuvre culte Solaris, adaptée plusieurs fois au cinéma, mais aussi au théâtre ou à l’opéra (!). Le roman raconte la mission de l’équipage de l’Invincible, un vaisseau, comme son nom l’indique, surpuissant, venu au secours d’une autre mission qui semble avoir disparu sur la planète Regis III.
Si l’Invincible est bien cité dans le jeu, ce n’est pas le vaisseau de notre équipage, mais plutôt un rival. Ayant eu vent de l’arrivée de l’Invincible dans une dizaine de jours sur Regis III, notre Astrogator (en gros, le Commandant) décide contre l’avis général de se poser sur la planète, et de l’explorer rapidement pour prendre l’Invincible de court, scientifiquement parlant.
L’invisible Invincible
L’aventure se déroule alors quelques jours avant le roman (qui débute avec l’atterrissage de l’Invincible). Les joueurs qui auront lu le livre sauront plus ou moins vers quoi on se dirige, mais le fait de raconter une nouvelle histoire plutôt que strictement celle du roman permet de conserver l’intérêt de tous les joueurs, lecteurs ou nouveaux venus.
Ceux qui seraient néanmoins venus pour découvrir une adaptation d’un texte qu’ils connaissent bien ne seront toutefois pas floués : la planète Regis III du roman et ses particularités biologiques sont bien là, de même que, comme nous l’avions relevé dans notre preview lors de la publication de la démo, certaines scènes semblent directement traduire en image des paragraphes de Stanislas Lem !
Il faut d’ailleurs noter la qualité d’écriture et de mise en scène du jeu, qui se présente essentiellement comme un walking simulator en vue subjective. Le genre et le fait que l’histoire se passe dans l’espace induisent assez rapidement la comparaison avec Fort Solis, autre walking simulator de science-fiction sorti fin août.
C’est bien simple, The Invincible réussit tout ce que Fort Solis peinait à rendre. L’écriture, donc, est particulièrement soignée, aussi bien dans la construction du récit que dans sa mise en scène. Pendant les premières heures de jeu, on pourra penser à Projet Dernière Chance, le roman de hard science-fiction d’Andy Weir (Seul sur Mars), qui – tiens ! – évoque lui aussi un danger extraterrestre sous forme de nuée…
Dans la première partie du roman, on alterne les chapitres où le héros est perdu en zone inconnue, potentiellement hostile, et les flashbacks, comme des souvenirs qui remontent et lui permettent de comprendre peu à peu la situation au présent… Une construction qu’on retrouve dans The Invincible.
Carte postale de l’espace
La mise en scène est elle aussi très bien pensée. Qui dit walking simulator dit de longs moments où l’on ne fait pas grand-chose d’autre que marcher. Dans Fort Solis, cela se traduisait par de longs couloirs sombres et répétitifs qui devenaient très rapidement ennuyeux. Dans The Invincible, marcher, c’est aussi l’occasion d’avoir des conversations avec la base, restée en orbite ; conversations qui feront avancer l’histoire, ou qui pourront être l’occasion de développer des thèmes chers à la S-F.
Et quand il n’y a pas à entendre (le jeu est intégralement doublé en anglais), on se saisit des moments de calme pour laisser place à la fascination pour les environnements à couper le souffle. Les paysages, les couleurs, les cieux dans lesquels trônent de majestueux astres aliens… La vue est presque toujours magnifique. Ainsi, quand il n’y a « rien » à faire, il y a au moins toujours quelque chose à écouter ou à voir dans le jeu, qui réussit à conserver l’attention du joueur en toutes circonstances. C’est l’une des principales différences avec Fort Solis : on ne s’ennuie jamais dans The Invincible.
C’est d’autant plus impressionnant quand on voit le générique de fin, et que l’on prend conscience que c’est une équipe vraiment réduite qui a développé le jeu. Bien sûr, c’est sans commune mesure avec le titan de la science-fiction Starfield, mais à son échelle, à la hauteur de sa propre ambition, The Invincible n’a rien à envier au monstre de Bethesda en termes de qualités graphiques. Un mode photo un peu rudimentaire, mais qui a le mérite d’être présent permet d’ailleurs d’immortaliser ces paysages…
C’est aussi dans le design que le jeu est brillant, en illustrant une science-fiction des années 60 qui ignorait encore le numérique (le propos du roman, mis en scène dans le jeu, et qu’on taira ici pour d’évidentes raisons de spoilers, est d’autant plus prophétique) et est devenue aujourd’hui une sorte de rétro-futurisme. Les accessoires dont on dispose, les véhicules, les machines, les quelques intérieurs qui nous sont donnés à voir… Tout est admirable !
Yellow Paint
Nous sommes donc très enthousiastes, mais le jeu n’est pas complètement exempt de défauts. Son genre, d’abord, très narratif, laissera nombre de joueurs sur le côté. Et puis, le level design de certaines zones nous a laissé tourner en rond à quelques reprises, avec, notamment, des parties du décor que l’on peut escalader, d’autres non, sans aucun élément graphique qui viendrait les différencier, si ce n’est un petit logo affiché à l’approche des zones accessibles – ce qui signifie qu’il faut d’abord s’approcher pour savoir si le chemin en est un, ou pas.
Étrangement, on a trouvé des traces de peinture jaune « à la Uncharted » à un seul endroit du jeu. Notre copie n’étant pas encore la version définitive qui sera proposée en boutique, il est néanmoins possible que ce souci soit résolu à sa sortie.
Scénaristiquement très solide, graphiquement impeccable, le tout avec une D.A. réussie (on a pas parlé de la bande dessinée qui tient lieu de journal, et qui se complète au fur et à mesure de la partie !), The Invincible est définitivement un sommet du jeu narratif. Et peut-être cache-t-il une autre qualité encore : le roman dont il est tiré n’a pas été imprimé en France depuis 1981. Peut-être qu’un relatif succès du jeu mettrait un nouveau coup de projecteur sur l’auteur, comme le succès des jeux The Witcher a offert aux romans de Andrzej Sapkowski, lui aussi polonais, un succès international ?
On est en tout cas sur la bonne voie : après avoir publié un recueil de nouvelles (Les Aventures du pilote Pirx) en 2021, Acte Sud s’apprête à re-publier du Stanislas Lem avec Une Enquête, un texte de 1959 à paraître en 2024…