L’équipe de Odd Meter, le petit studio russe derrière INDIKA, avait prévenu : à leurs yeux, le projet qu’ils développaient relevait plus de l’œuvre d’art et essai que d’une approche traditionnelle du jeu vidéo. On aurait pu penser le terme galvaudé, dissimulant une aventure narrative peut-être touffue ou léchée mais aux mécaniques somme toute familières. Pourtant, force est de constater que le résultat ne ressemble à rien de connu, brassant les codes, les genres et les tons pour aboutir à une forme véritablement singulière.
Semblant se retrouver quelque part à mi-chemin entre film interactif et jeu vidéo narratif, l’œuvre parvient paradoxalement à mettre en exergue les différences entre ces deux médiums en refusant de souscrire pleinement à l’un ou à l’autre. S’il résiste aux étiquettes au point qu’il pourrait presque paraître malaimable, l’objet final interroge ainsi : comment, sans rien inventer sur le plan conceptuel, parvient-il à développer son propre langage pour trouver une manière innovante d’immerger son public ?
(Test de INDIKA sur PC réalisé via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Suivre Sa voix
Le jeu nous emmène dans la Russie rurale du XIXème siècle, à la rencontre d’Indika, l’héroïne titulaire qui, loin de couler des jours tranquilles dans le monastère orthodoxe où elle a élu domicile, tient lieu de paria dans cette communauté. La délivrance d’une lettre va lui offrir l’occasion inespérée de prendre congé de ses camarades peu affables. Les raisons de son ostracisation ? Peut-être ne sont-elles pas toutes explicites, mais on se doute que les visions incongrues qui font irruption en plein milieu de son quotidien de rituels n’y sont pas pour rien.
Surtout, nous sommes rapidement introduit à ce qui nous servira de guide : une voix off qui fait tout à la fois office de narrateur, de monologue intérieur de la jeune nonne et, peut-être, de supercherie du Malin. Ces questionnements incessants qui assaillent Indika sont-ils une tentation surnaturelle ou de simples pensées intrusives ? La ligne entre troubles psychiatriques et possession démoniaque fait partie des poncifs de l’horreur, dont bien des personnages se croient atteints de schizophrénie lorsque les contours de la rationalité se troublent.
Quoi qu’il en soit, cette voix intérieure qu’Indika est impuissante à étouffer se fait le révélateur de ses frustrations inexprimées, de ses contradictions et de ses doutes sur la morale, sur Dieu, sur le sens de sa mission. Peut-on quantifier un péché ? Un animal peut-il en être coupable ? Est-ce l’âme qui peut aimer, ou le corps ? Bien sûr, il ne s’agit pas d’avancer des réponses à ces questions, mais de révéler ces incertitudes de l’héroïne comme autant de failles dans sa foi et, par ricochets, dans sa confiance en elle-même et en sa place dans le monde.
A ceux qui s’attendraient à une narration à embranchements, autant prévenir tout de suite : ces dilemmes nous sont exposés sans qu’il nous soit jamais demandé d’y répondre par des actions ou options de dialogues. Fondamentalement insolubles, ils constituent un fil narratif linéaire qui déroule impitoyablement l’intériorité de la nonne. Cela leur évite ainsi d’être réduits à des choix binaires, la contrepartie étant qu’ils peuvent paraître moins impliquants et que l’on pourrait parfois passer à côté, occupé que l’on est à chercher son chemin.
Tous les chemins ne mènent à rien
Chercher son chemin, là est en effet le principal enjeu ludique d’INDIKA, le déplacement étant son principe interactif central. Il faudra quelquefois pousser des caisses ou savoir maintenir son équilibre pour traverser des obstacles, mais ces phases tiennent davantage de la formalité pour accéder à la suite de l’histoire et interviennent trop sporadiquement pour que l’on soit tenté de parler de gameplay à proprement parler. En ce sens, le titre semble se situer à l’extrême limite de ce que l’on peut qualifier de jeu vidéo, d’autant qu’il y a peu de conditions d’échec.
Pourtant, le langage du jeu vidéo est omniprésent, en particulier par la persistance à l’écran d’un compteur de points à l’allure rétro qui tranche ouvertement avec l’atmosphère sépulcrale de l’univers ; or c’est peut-être ce simple mécanisme de score qui représente l’aspect le plus ingénieux et le plus subversif d’INDIKA. En effet, au cours de nos explorations, on sera amené à ramasser des objets sacrés ou allumer des cierges qui nous feront gagner des points, qui pourront à leur tour servir à nourrir un arbre de compétences… permettant de gagner d’autres points.
L’œuvre nous préviendra pourtant explicitement à plusieurs reprises : ces points sont sans utilité, les poursuivre est une quête vaine. Pourtant, il est bien difficile de résister à la tentation de les collecter tant le réflexe est grand de rechercher une récompense à tout prix. Philosophiquement, il s’agit là pour Indika d’accumuler les actes et symboles de foi comme on collectionne des bons points, dans la perspective, peut-être, d’une forme d’absolution qui interviendrait si elle savait se montrer suffisamment pieuse et qui la purgerait de sa nature démoniaque.
Ainsi, que le diable soit réellement ou métaphoriquement en elle, il est avant tout l’incarnation de la haine qu’elle a d’elle-même, il puise son pouvoir dans la culpabilité et la honte. La source fondamentale de sa contrition, on la découvrira peu à peu, par l’intermédiaire de flash-backs qui prennent l’aspect de jeux vidéo rétro. Là encore, le contraste avec les paysages austères dans lesquels nous évoluons se fait brutal, et constitue une rupture non seulement de ton, mais aussi de format qui permet de débrider plus encore le médium en en brouillant les frontières.
Il est difficile d’être un jeu
En effet, s’il ne s’était s’agit de ces phases et des quelques énigmes demandant de manipuler des objets, on serait tenté de se dire qu’INDIKA aurait tout aussi bien pu être un film. Les cinématiques sont ainsi nombreuses, et même dans les phases de jeu on note un soin tout particulier apporté au cadrage et à la perspective. On peut alors se demander pourquoi s’être donné ce mal quand on sait qu’il est plus complexe d’élaborer une mise en scène qui aille dans le sens désiré lorsque la caméra est contrôlée par un joueur plutôt que par un chef opérateur ?
Peut-être la démarche ne rencontrera-t-elle pas un accueil unanime, mais il est indéniable qu’habiter ces décors plutôt que de simplement les admirer procure un surplus d’immersion. Déjà, cela donne toute sa pertinence au mécanisme de points, qui ne fonctionne que parce que l’on est confronté à sa propre obsession de les grapiller. Surtout, cela permet aussi se sentir actif et investi, là où nous auraient certainement paru bien longues les quatre à cinq heures de l’aventure s’il s’était s’agit d’une simple contemplation saupoudrée de questionnements existentiels.
En première ligne, on ressent aussi d’autant plus le mélange des registres, brassant allègrement le sacré, le grotesque, le glauque et le poétique. Là encore, INDIKA a su tirer les leçons du style horrifique pour trouver de subtiles manières de fasciner et déranger. Ainsi, s’il ne s’agira (presque) pas de courir pour sa vie ni d’affronter des monstruosités, l’ambiance ne laisse aucun doute quant à la saveur que l’on veut laisser en bouche. L’horizon est gris et gelé, les villages sont fantomatiques voire abandonnés, les hommes mourants ou violents. Le monde est laid.
Là-dessus, les facéties grossières du diable ne sont qu’un acte supplémentaire de désacralisation, bien qu’elles n’interviennent en définitive que rarement. Dans cet enchevêtrement de métaphysique, de cruauté et d’absurde, on pourrait presque entrevoir la silhouette effrontée des films les plus sombres de Yórgos Lánthimos, « Mise à mort du cerf sacré » en tête. Pour retourner en Russie, il y a aussi quelque chose du vertigineux « Il est difficile d’être un dieu » d’Alexeï Guerman, qui pourrait aisément se dérouler dans le même univers morose et détraqué.
En somme, INDIKA siège inconfortablement entre deux arts, celui du jeu vidéo et celui du cinéma, semblant incapable de se rallier pleinement à l’un ou à l’autre (bien que la balance penche nettement côté ludique). Cependant, de cette position précaire naît une expérience atypique dont l’excentricité sert totalement le propos, qui en tutoyant l’existentialisme lorgne parfois sur le cynisme voire le nihilisme. Se joue là une déconstruction des croyances et des idoles dont on ne peut prendre la réelle mesure qu’au terme de l’ultime chapitre.
C’est ainsi que, bien que se gardant de tourner ouvertement en dérision le divin, l’œuvre dénonce la vanité du dogmatisme à travers les railleries de la voix off et les mécaniques de jeu tournant à vide. On comprend de fait mieux pourquoi le studio Odd Meter craignait que son propos ne déplaise au pouvoir en place en Russie (le développement s’étant d’ailleurs terminé depuis le Kazakhstan). Toutefois, faute de prise de décision du joueur, il ne faut pas s’attendre à être directement interpelé dans son sens moral, mais simplement invité à la réflexion.
C’est peut-être là la faiblesse de la proposition qui, mêlant le côté décousu de la forme à un flux d’interrogations laissées en suspens, perd en impact au profit du foisonnement. Il n’en reste pas moins qu’elle traduit exemplairement les affres des pensées obsessionnelles et du doute de soi, et font ainsi d’Indika une héroïne redoutablement moderne dont les tourments sont rendus avec nuance et ingéniosité. INDIKA mérite ainsi d’être regardé comme une curiosité dont les aspérités savent faire le charme, et qui malgré son abord lugubre véhicule une grande fraîcheur.