Une aventure narrative façon BD racontant un road-trip à travers une Amérique dystopique pas si éloignée de celle que l’on connait, colorée par les tons ocres des grands espaces ? Si on pense à Road 96, il faudra aussi compter sur Dustborn, visual novel développé par les norvégiens de chez Red Thread (Dreamfall Chapters) et édité par Quantic Dream.
Les premières images de ce comic-book interactif étaient séduisantes, les retours sur les réseaux sociaux peut-être un peu bruyants. Alors que vaut cette virée dans une Amérique défigurée par la désinformation ?
(Test de Dustborn réalisé sur PC via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Assaut sur le Capitol
Bien qu’étant un jeu norvégien, Dustborn se déroule dans une Amérique dystopique qui semble être une conséquence directe de la situation actuelle du pays, déchiré entre les Trumpistes et les autres, et complètement rongé par la désinformation. Même si le jeu se déroule dans un futur relativement proche, les États-Unis tels qu’on les connait n’existent plus. La Californie, par exemple, a fait sécession pour devenir Pacifica. C’est là que démarre le jeu.
L’histoire, elle, a commencé un peu avant, et l’on se retrouve au cœur de l’action, à fuir en voiture après un casse dont on ne sait pas encore grand-chose. Une première scène qui servira à la fois de tutoriel et de présentation des personnages principaux. On rencontre ainsi Pax, d’abord, le personnage principal de l’aventure et l’avatar que l’on contrôle ; Théo, le boss taiseux qui a tout organisé ; Noam, personnage androgyne plus ou moins en couple avec Pax ; et Sai, meilleure amie de Pax, et le personnage à la fois le plus fort (physiquement) et le plus fragile (émotionnellement).
Et c’est dès ce démarrage qu’on rencontrera ce qui pourra irriter les esprits chagrins, étroits, ou les deux à la fois, et qui vaudra au jeu d’être rapidement taxé de « woke » (ce qui devrait, en toute logique, être connoté positivement, mais, pour une raison bien mystérieuse, ne l’est pas, et est même employé quasiment comme une insulte par certains) : les origines et couleurs de peau sont en effet très diverses dans l’équipe, tout comme les genres et les sexualités, le personnage de Noam se montrant relativement libre à ce sujet. Les religions sont aussi de la partie, le handicap est également représenté à travers les prothèses que portent certains personnages…
En termes de représentation, de nombreuses cases sont donc cochées, trop nombreuses peut-être, au point qu’on en vient à penser qu’on a effectivement essayé de répondre à un cahier des charges le plus large possible. Le personnage de Sai est ainsi particulièrement chargé : il représente une forme de « body positivism » de par son gabarit, mais est aussi en dépression, atteint de vitiligo (cette maladie qui entraîne de « tâches » de dépigmentation de la peau) et s’avère être de religion musulmane. Une accumulation de traits de caractère qui sonne un peu comme un appeau à trolls, ce qui n’aura pas manqué de faire réagir sur les réseaux sociaux (l’enclos à trolls, donc).
Cela étant, est-ce véritablement un problème ? L’un des messages de Dustborn portant sur le « vivre ensemble » et l’acceptation de la différence, notre équipe bigarrée façon pub Benetton des années 90 (« United Colors of… ») est finalement une illustration de ce message, peut être un peu maladroite, un peu cliché, mais pas hors sujet. Et ce qui pourrait apparaître comme lourd, voire caricatural prend finalement moins de place que ce nous semblons indiquer, puisque la plupart de ces éléments de diversité mis en scène ne sont jamais tout à fait un enjeu, et glissent plutôt naturellement. Noam est « gender fluid » et Sai mange hallal, c’est ainsi, et ce n’est jamais un « problème » dans le jeu.
X-Factor
L’enjeu essentiel de Dustborn est pourtant proche de ces considérations : Pax et ses amis sont des Anomes, des sortes de mutants façon X-men qui possèdent des pouvoirs. Et, on s’en rendra très rapidement compte, et comme dans les X-men, en tant que « déviants » (ainsi que les qualifient ceux qui en ont après eux), ils sont traqués. Métaphore ultra connue qui vient prôner l’inclusivité et dénoncer le racisme et toutes ses formes de dérivés (sexisme, homophobie, islamophobie, …).
Certains Anomes ont des pouvoirs « classiques » de super-héros : Sai peut modifier la densité de son corps et profiter d’une force herculéenne, quand la sœur de Pax, Ziggy, se déplace à très grande vitesse comme Flash. Exactement comme lui, elle peut d’ailleurs « phaser » (le verbe est employé) pour passer à travers les murs.
Mais d’autres ont des pouvoirs plus subtils, qui leur permettent d’influencer des tiers par la parole : on pense à l’oncle Ben Kenobi et à sa fameuse réplique aux stormtroopers : « Ce ne sont pas les droïdes que vous recherchez »… Et c’est à travers ces pouvoirs là particulièrement que va se révéler l’autre thème du jeu : le pouvoir des mots.
Word up !
Si l’on évolue dans un univers aux accents postapocalyptiques, le nucléaire n’y est pour une fois pour rien. C’est un évènement connu sous le nom de « Transmission » (« Broadcast » en V.O.) qui a fait du monde ce que l’on en voit dans Dustborn. Mystérieux phénomène, il en reste des traces, des échos, que Pax chasse et récolte. « Ils sont un concentré de désinformation, conçu pour inspirer la peur, la souffrance, la rancœur, la confusion… Les Échos peuvent pousser les personnes infectées à faire des trucs dingues. À croire les pires trucs. À sombrer dans un maelstrom de conspirations », explique Pax. Un trop plein de manipulation et de désinformation qui aurait conduit à l’effondrement ?
On est en 2030, et on imagine que cet évènement fondamental aurait pu avoir lieu pendant la campagne électorale qui démarre en ce moment même aux États-Unis. On pousse même peut-être l’interprétation un peu loin, mais il nous a semblé reconnaître parmi les skins des ennemis (pas très nombreux et se répétant rapidement) Jacob Chansley, le « chamane » aux cornes de bison, proche des Qanon, et figure de l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021.
Bien qu’étant essentiellement un jeu narratif, souvent très proche du visual novel, Dustborn propose quelques éléments de gameplay. Outre les choix qu’on fera quant à l’histoire ou aux dialogues, des phases d’exploration (jamais très fouillées) s’apparentent au point’n’clic, un mini jeu de rythme intervient de temps à autres (le groupe en fuite se fait passer pour un groupe de rock), et certaines situations débouchent sur des combats.
Des combats qui se déroulent en temps réel, façon beat’em all, sans véritable profondeur, mais qui réussit tout de même à éviter le bête « buton mashing » notamment grâce aux coups spéciaux : Pax peut utiliser ses capacités d’Anome pour affecter ses ennemis. Elle possède en effet une roue de pouvoirs, qui s’enrichit au fur et à mesure de l’aventure, se nourrissant des échos qu’elle capture, pour autant d’effets sur ses ennemis : les pousser à se combattre les uns les autres, les repousser avec force, les convaincre de certaines illusions, comme le fait de prendre feu, pour leur infliger des dégâts… Une métaphore là encore transparente du pouvoir des mots, variation contemporaine de l’affrontement chez Bulwer-Lytton de la plume et de l’épée…
Ces coups spéciaux prennent le nom de phénomènes contemporains comme un rappel que les problématiques du jeu sont bien celles d’aujourd’hui. On pourra ainsi « bully » (harceler) un ennemi, ou le « cancel » (annuler), clin d’œil à la « cancel culture », pratique visant à ignorer un artiste ou un intellectuel ayant eu un comportement inapproprié (une pratique qui s’illustre dans l’actualité avec l’éviction du musicien Ibrahim Maalouf du festival de Deauville, par exemple). Hélas, probable maladresse des équipes de développement, difficile de tenir un discours contre le harcèlement en proposant à l’héroïne de se débarrasser de ses ennemis grâce au… harcèlement ! Dans le même esprit, mais un peu plus habilement, les noms de quelques valeurs humaines se voient détournés de leur sens en désignant tout autre chose : Justice devient ainsi une force armée répressive.
Graphiquement très réussi (avec un bémol sur certaines animations, comme la démarche de Pax), et possédant un univers riche et passionnant, Dustborn est une aventure narrative qui vaut le détour. Reprenant les codes du comic-book, le jeu est d’abord et avant tout un visual novel, mais intègre des éléments de gameplay pas désagréables pour garder le joueur impliqué. Mais l’aventure vaut surtout pour son écriture riche, ses personnages attachants qu’on apprend à découvrir au fur et à mesure du road trip, et son univers passionnant.
Certes, on pourrait facilement trouver de quoi le taxer de « woke » en l’analysant selon la grille de lecture infecte de Cnews, mais il serait dommage de se priver de cette belle aventure au nom de polémiques idiotes et malvenues. Et puis, si le jeu pousse à débattre et à discuter (à condition de vouloir réellement s’écouter les uns les autres, et pas de juste s’invectiver sur les réseaux sociaux), il participera à lutter contre ce qu’il dénonce, ce qui reste une noble performance.