En 2018, les Espagnols de Fictiorama Studios sortaient Do Not Feed the Monkeys, un jeu de simulation de voyeurisme à l’humour grinçant et au design minimaliste qui s’était fait raisonnablement remarquer. Édité par Alawar Premium, il avait notamment obtenu trois nominations au Independent Games Festival l’année suivante, où il était même en lice pour le grand prix (finalement décroché par le génial Return of the Obra Dinn).
Il paraît qu’on ne change pas une formule gagnante. Alors, non content de sortir un nouvel opus avec Do Not Feed the Monkeys 2099, le développeur semble avoir purement et simplement repris le même moule cinq ans plus tard. Une décision presque déstabilisante qui oblige néanmoins à s’interroger : après tout, faut-il vraiment innover à tout prix ?
(Test de Do Not Feed the Monkeys 2099 réalisée sur PC via une copie commerciale du jeu)
Same old, same old
Comme dans le premier Do Not Feed the Monkeys, on ouvre les yeux dans notre chambre. Une porte, un lit, un frigo, des étagères, un ordinateur : le décor n’a pas changé d’un pouce, seul le style s’est modernisé ou, pour être plus précis, futurisé, puisque nous sommes désormais en l’an 2099. Au-delà de ce changement d’apparence, les objets sont les mêmes, et la manière de les utiliser également. Le menu du fast-food du coin a changé, les prix ont augmenté (inflation oblige), mais le service de livraison prend toujours le même temps pour arriver.
Quant à MonkeyVision, l’étrange application que l’on commence par installer sur notre disque dur après avoir hérité d’une douteuse adhésion à une société secrète, elle n’a vraisemblablement pas été mise à jour depuis tout ce temps. Simple et fonctionnelle, elle nous présente un mur d’écrans, autant de caméras à travers laquelle nous espionnons l’intimité d’inconnus ou, pour le formuler autrement, autant de cages dans lesquelles nous observons des singes. Nos seules réelles instructions : acheter toujours plus de cages et, surtout, ne pas nourrir les singes. Évidemment, il faut aussi penser à trouver de l’argent pour financer ce coûteux passe-temps et payer le loyer.
Si l’on a joué au premier épisode, on rentre donc dans Do Not Feed the Monkeys 2099 comme dans une paire de vieille pantoufles, qui aurait gardé en mémoire la forme de nos pieds. Ce refus éhonté de la nouveauté a de quoi interpeler, à l’heure où l’on attend communément que toute suite, au-delà de prolonger l’univers, introduise également des fonctionnalités novatrices. Il semblerait presque une manière de dire : et si notre jeu était déjà parfait ? Après tout, les ambitions du titre restent modestes, le jeu ne prétend pas inventer la poudre, mais se contente d’exploiter une idée maligne et de le faire bien.
Le titre de Fictiorama Studios repose sur une boucle de gameplay épurée et efficace, dans laquelle toute addition tiendrait du superflu : on découvre une nouvelle cage, on observe ses habitants, on repère dans le décor et les conversations des indices ou des mots-clés qui, combinés et passés au crible d’un moteur de recherche interne, nous mettent sur la piste d’un secret. On rapporte nos découvertes à notre mystérieux club et, si l’on se sent d’humeur rebelle, on nourrit les singes. Autrement dit, on les aide généreusement à régler leurs problèmes… ou on les fait chanter.
Le diable est dans les détails
Quelques subtils changements modifient néanmoins l’expérience de jeu, et ils ne viennent pas tant des nouvelles options à débloquer, qui semblent particulièrement anecdotiques (en l’occurrence, l’installation d’un judas sur sa porte et la capacité d’accélérer l’écoulement du temps, qui ont peu d’occasions de se montrer utiles). Non, l’évolution qui semble en définitive avoir le plus d’impact sur le jeu est… la moindre fréquence des promotions au supermarché et au fast-food, et le nombre limité d’articles par commande. Les réductions, régulières dans le premier jeu, permettaient de faire des stocks conséquents de nourriture et de faire de l’alimentation un non-problème. Devenues rarissimes dans Do Not Feed the Monkeys 2099, elles font peser une pression financière supplémentaire qui fait grimper la difficulté en obligeant à garder un frigo en flux tendu.
Cela est en partie compensé par la seule fonctionnalité véritablement neuve : la possibilité, deux fois par partie, d’investir en bourse pour récolter les bénéfices quelques jours plus tard. Il faut donc avoir quelques billets sous la main au moment opportun pour en profiter, ce qui demande aussi un supplément d’organisation.
Autre ajustement aux conséquences étonnamment palpables : le jeu semble comporter plus de cages « parasites ». En effet, lorsqu’une cage devient active (autrement dit, que quelque chose se passe devant la caméra), cela est signalé par une lumière qui s’allume sur le panneau de contrôle, accompagné d’un bref signal sonore. Le premier opus comportait déjà quelques cages qui pouvaient déclencher des alertes sans qu’il n’y ait rien d’intéressant à y observer, mais elles étaient peu nombreuses. Concernant celles qui recelaient des énigmes, toutes les résolutions possibles entraînaient l’abandon de la cage et donc son inactivité. Ici, néanmoins, les cages dont les enquêtes sont closes continuent souvent d’être habitées et donc de clignoter sporadiquement sur le tableau de bord, noyant le joueur sous encore plus de notifications et la sensation de ne pas savoir où donner de la tête.
À ce titre, la comparaison entre Do Not Feed the Monkeys 2099 et son prédécesseur relève presque du cas d’école pour montrer combien de simples points d’équilibrage peuvent impacter notablement le ressenti du joueur et augmenter la tension.
Les mille et une insomnies
Pour autant, tout cela reste très secondaire, puisque le cœur de l’expérience est narratif. Après tout, la richesse de Do Not Feed the Monkeys 2099 se situe avant tout dans l’originalité des scénarios qu’il met en scène. Loufoques, grinçantes, pleins de surprises, ils sont parfois aussi, derrière le vernis humoristique, un moyen de s’interroger sur la société. À cet égard, le fait de placer l’action en 2099 est l’opportunité d’encore plus de fantaisie, mais fait peut-être perdre un peu de leur portée à ces critiques sous-jacentes en les éloignant de nous.
C’est un peu dommage, d’autant que dans la plupart des situations, l’univers futuriste n’est exploité qu’en façade : les personnages à l’écran sont parfois des robots, des mutants ou des aliens, mais pourraient tout aussi bien être incarnés par des humains. Quelques situations sont certes ancrées dans la science-fiction, mais auraient aussi pu trouver leur place dans les cocasseries du premier jeu, dans lequel on pouvait après tout avoir affaire à un démon. Néanmoins, on troque les références actuelles contre des clins d’œil au jeu original, ce qui est toujours plaisant lorsqu’on est en mesure de les comprendre.
Surtout, c’est cette multiplicité des histoires qui va déterminer la rejouabilité. Les parties sont assez courtes (comptez environ deux à trois heures pour en finir une), mais ne donnent pas l’occasion de découvrir toutes les cages. Il faudra donc en relancer plusieurs pour avoir l’occasion de résoudre tous les mystères… et de toutes les façons, puisque la plupart des dossiers ont plusieurs issues possibles. On se cassera bien souvent la tête à la recherche de l’élément qui pourra nous faire avancer, d’autant que (et c’est là la limite du gameplay) on peut rester bloqué indéfiniment tant qu’un personnage n’a pas prononcé le bon mot devant la caméra, ou qu’on n’a pas rentré la bonne combinaison de termes dans le moteur de recherche.
Il faudra ainsi veiller à surveiller les cages à différents moments de la journée (et de la nuit) pour révéler tous leurs secrets. Souvent, on sera de toute manière trop dépassé au cours des premiers runs pour arriver à suivre tout ce qui se passe sur nos écrans, et on laissera sans doute passer des opportunités faute d’avoir mené l’enquête assez vite, certaines énigmes devant être résolues en un temps limité.
À la recherche du temps perdu
À ce sujet, si Do Not Feed the Monkeys 2099 reprend les qualités du premier épisode, il hérite également de ses défauts, dont le plus frustrant d’entre eux : celui de ne se dérouler qu’en quinze journées de jeu. À l’aube du seizième jour, quel que soit l’état de notre progression, la partie est terminée. Bien sûr, toute la tension réside dans cette échéance inéluctable, mais elle est particulièrement agaçante dans la mesure où elle rend tout simplement impossible d’aller au bout des scénarios débloqués dans les derniers jours, faute de fenêtres d’observation suffisantes et de temps pour agir (la plupart des manières que nous avons d’influencer le cours des événements ne faisant effet que le lendemain).
C’est tout particulièrement le cas concernant les cages « multivision », dotées de deux caméras offrant des points de vue complémentaires, qui ne peuvent apparaître qu’à compter du jour 6, sachant que les caméras secondaires ne peuvent être débloquées le jour même et que les mystères qu’elles cachent sont généralement plus longs et complexes à investiguer. Ce sont souvent pour elles que l’on se retrouvera à lancer une nouvelle partie ou une vieille sauvegarde.
Il faut en effet noter que, tant qu’une partie est active, il nous est proposé de la recharger depuis n’importe quel jour de jeu. Alors, dans le souci d’avancer sur tous les fronts simultanément, on n’hésitera pas à user et abuser de la possibilité de reprendre une journée depuis le début, jusqu’à ce que l’on parvienne à tout faire coïncider au mieux : les horaires de nos petits boulots, de nos siestes, de nos courses, ceux auxquels observer les cages et ceux pendant lesquels nourrir les singes dont nous avons glané le contact.
C’est d’ailleurs une autre de ces différences moins anodines qu’il n’y paraît avec le premier jeu : là où les jobs disponibles et les nouvelles cages y étaient générés aléatoirement chaque matin, et pouvaient donc varier d’une tentative à l’autre, dans Do Not Feed the Monkeys 2099, une journée d’une partie donnée offrira toujours les mêmes options à ces égards, renforçant d’autant plus l’impression d’être face à un casse-tête temporel à résoudre. Se révèle alors une autre expérience de jeu, beaucoup plus active, la tâche étant plus compliquée qu’il n’y paraît et pouvant tomber à l’eau pour peu qu’on n’ait pas cliqué assez vite sur le mot-clé d’un dialogue.
En fin de compte, Do Not Feed the Monkeys 2099 se révèle être une copie de son prédécesseur, mais pas une pâle copie pour autant. Parce qu’il renouvelle ses trames narratives, qui constituent son véritable socle, il propose simplement une autre expérience, toute aussi inventive, autour du même squelette de gameplay (celui-ci ayant par ailleurs été perfectionné par petites touches habiles). Fictiorama Studios aurait certes pu faire le choix, comme Warm Lamp Games avec Sommeil Béat, le préquel de Beholder (autre jeu de voyeurisme), de présenter ce nouveau contenu sous forme de DLC plutôt que comme un nouvel opus à proprement parler.
Pourtant, l’indépendance de Do Not Feed the Monkeys 2099 n’est pas usurpée : il s’agit d’un titre complet, autonome, satisfaisant, dont il s’avère simplement que les mécanismes avaient déjà été éprouvés. Y avait-il seulement des raisons de lui en demander plus ?
Si le jeu a eu le bon goût de ne pas céder à la surenchère de l’innovation pour l’innovation, il nous épargne du même coup la rengaine à laquelle on est bien trop habitué concernant les suites : « Il vaut mieux commencer par le premier pour l’histoire, mais le gameplay du second est meilleur ». Ici, pas de mauvaises surprises : ceux qui auront apprécié l’un seront sûrs d’apprécier l’autre, et pour ceux qui désirent se faire une idée, ils peuvent se lancer indifféremment dans l’un ou l’autre selon l’univers qui les attire le plus.