Parlons jeu vidéo avec Benoît Sokal, le papa de Syberia 3.
Benoît Sokal est un nom qui parlera très certainement aux fans de BD et de jeux d’aventure. L’auteur de l’Inspecteur Canardo et du cycle Kraa, qui est entré dans le monde du jeu vidéo avec l’Amerzone, un classique du point and click nous a accueillis dans les locaux d’Anuman, afin de parler de son futur jeu : Syberia 3.
LightninGamer : Benoît Sokal, tout d’abord merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pouvez-vous présenter le monde de Syberia en quelques mots pour les néophytes ?
Benoît Sokal : Syberia, c’est une version fantasmée d’un XXème siècle revisité, idéalisé, assombri. Le postulat de départ de Syberia, c’est « qu’est-ce que je veux raconter du XXème siècle ? » Il y avait un peu l’idée de faire le bilan du siècle. C’est pour ça que Syberia commence avec un style très Art Nouveau (NDLR : style artistique de la fin du XIXème début XXème siècle), se poursuit avec un style Art Déco (NDLR : style artistique né en 1910 en vogue dans les années 1920)… C’est un monde qui s’inspire aussi des vestiges du communisme et du postcommunisme en Europe de l’Est.
LG : Syberia 1 et Syberia 2 formaient un cycle. Syberia 3 est-il le commencement d’un nouveau cycle, ou une continuation ?
BS : C’est plutôt un nouveau point de départ. Il y a une bonne dizaine d’années qui séparent la sortie de l’épisode 2 et celle de l’épisode 3. C’est vrai, Syberia 1 et 2 forment une seule histoire, et Syberia 3 est la suite des aventures de Kate Walker, mais c’est un nouveau point de départ, c’est ainsi que je le conçois. Dans Syberia 3, on la retrouve, mais elle vit de nouvelles aventures. Elle retrouve quelques personnages des précédents volets, mais c’est le début d’un nouveau cycle.
LG : En tant que conteur d’histoires, avez-vous décelé une nouvelle façon d’aborder la narration, à travers le jeu vidéo ?
BS : Indéniablement. Je fais le même métier depuis le début de ma carrière. Je raconte des histoires depuis que je suis gosse, je me rappelle que je racontais des histoires de pirates. La bande-dessinée est une façon de raconter des histoires en images, et à mes yeux, le jeu vidéo est la prolongation de mon métier dans la bande-dessinée. Je n’ai pas l’impression de changer de métier.
Mais les spécificités du récit dans le jeu vidéo sont différentes, parce qu’on n’a plus affaire à un lecteur « attaché » à qui on impose un rythme de lecture et une linéarité, mais à un spectateur, un gamer, qui peut être un peu distrait, plus ouvert à toutes les pistes exploitables, à l’exploration et qui n’est pas soumis au rythme voulu par l’auteur. Il faut alors modifier sa façon de concevoir des histoires, s’aider des énigmes et du gameplay pour couper la narration, la hacher…
Le schéma narratif diverge complètement de ce qu’on a connu par le passé. Avant, tout se résumait à un même schéma narratif décliné à l’infini. Des études ont d’ailleurs été faites sur ce sujet, sur les schémas narratifs de nombreux contes et légendes de tous les peuples du monde, et on s’est rendu compte que ces schémas étaient les mêmes. Avec le jeu vidéo, on a pour la première fois depuis la nuit des temps, l’aperçu de ce qui pourrait être un schéma narratif différent. C’est ce qui est vraiment intéressant.
Pour moi, le jeu vidéo est le moyen d’expression du XXIème siècle, comme a pu l’être le roman au XIXème ou la bande-dessinée et le cinéma au XXème. Même si ces moyens d’expression perdurent, leur âge d’or est derrière eux. Aujourd’hui, on vit l’âge d’or du jeu vidéo.
LG : Vous abordez des thèmes dans Syberia, comme le réchauffement climatique, les ravages du communisme stalinien, le racisme à travers le prisme de la tribu des Youkols…
BS : Syberia n’est pas un manifeste politique ! J’ai beaucoup d’affection pour les Youkols dans l’histoire, mais je suis aussi très intéressé par tout ce qui concerne les peuples premiers de l’arc arctique sibérien, mais aussi les bushmen en Afrique etc. J’ai toujours été intéressé par eux, car ils sont proches de la nature, je trouve la fluidité qu’il y a dans leur rapport à la vie, à la mort, aux esprits, fascinante.
Tout cet ensemble de choses fait que je suis très intéressé par ces peuples-là. Les peuples premiers de l’arc arctique sibérien ont beaucoup souffert du communisme stalinien. C’étaient un peu les empêcheurs de danser en rond, ceux qui voyageaient à travers des découpages géographiques trop précis, un peu comme ce fut le cas pour les Indiens d’Amérique.
LG : Vous semblez fasciné par la VR. Pensez-vous qu’elle puisse apporter une vraie révolution dans le jeu vidéo ?
BS : Je trouve que c’est une révolution majeure. Je ne veux pas jouer les devins, mais à mon sens, la réalité virtuelle ressemble à une révolution majeure qui, à court terme, va prendre beaucoup de place, et pas uniquement dans les jeux vidéo. On peut imaginer des applications carcérales, médicales, de service, d’apprentissage… J’imagine très bien que certains jeux vont donner lieu à des addictions, mais aussi qu’on pourrait enfermer quelqu’un dans un monde virtuel, avec le casque et les commandes… Peut-être le jeu vidéo sera-t-il balayé par la VR qui pourrait bien prendre le pas sur lui.
LG : Il y a un grand écart entre Syberia 2 et 3 (12 ans). Les personnages ne quittent jamais leurs auteurs, on le sait, mais comment appréhendez-vous les retrouvailles entre Kate et les joueurs ?
BS : Je n’en sais rien. Je sais qu’il y a énormément de témoignages nostalgiques, mais c’est difficile de vraiment savoir ce que les gens qui aiment ce qu’on fait ont dans la tête. Pourquoi ils aiment ? Quel est leur attachement ?… Est-ce qu’il n’y a pas une forme de nostalgie qui déforme la réalité ? Moi-même, en rejouant à mes premiers jeux, je me dis que par certains aspects, ils ont vieilli, mais pas par d’autres. Je pense qu’il y a un public qui est très nostalgique, mais aussi très orthodoxe qui n’acceptera pas que Syberia 3 dévie trop de ce qu’ils ont connu et qui risquent d’être un peu déçus. Et puis de l’autre côté, il y aura un nouveau public… Je ne sais pas. C’est vraiment l’inconnu pour moi, mais c’est ce qui fait tout le charme de la chose.
LG : Comment définissez-vous cette patte qui est la vôtre, entre onirisme et réalisme ?
BS : C’est du fantastique. Pour moi, c’est la définition du fantastique. Il y a une nette différence entre le fantastique et le merveilleux. Le fantastique, c’est souvent prendre la réalité et en faire un décalage subtil. Même si dans le décor on revisite des choses, le décalage est toujours parallèle à la réalité. Le fantastique sert plus à inquiéter qu’à épouvanter, il intrigue plus. Par exemple, si en rentrant chez vous, vous vous rendez compte que la tasse de café que vous avez laissée sur l’évier a été déplacée, ne serait-ce que d’un mètre sur le plan de travail de votre cuisine, vous allez vous mettre à gamberger, à faire travailler votre imagination. C’est plus efficace que si un mec se planquait derrière une porte et vous surprenait en criant « Bouh ! « . Là vous auriez physiquement peur, mais vous passeriez vite outre. Il n’y a pas ce côté insidieux. C’est ce qui m’intéresse avec le fantastique. Le merveilleux, c’est autre chose, ce n’est pas trop mon truc.
LG : Peut-on espérer un retour de l’Amerzone ?
BS : Oui, on peut l’espérer, mais pour le moment ce n’est qu’un espoir.
LG : Avez-vous quelques mots à adresser aux joueurs qui attendent fébrilement Syberia 3 ?
BS : J’espère ne pas les décevoir, j’espère qu’ils vont réembarquer comme avant, je pense que l’évolution de Kate Walker, de la technologie, pourrait les intéresser. J’ai créé une histoire, et donc, j’ai bien évidemment envie que les gens l’écoutent. J’embrasse les futurs joueurs de Syberia 3.
LG : Dernière question : j’ai un projet de jeu, ça s’appellerait Ryberia, on y suivrait les aventures d’un joueur de foot à la recherche de pages du Bescherelle. On s’associe ?
BS : (rires) Non. Je ne sais raconter que mes histoires !
Un grand merci à Benoît Sokal pour sa disponibilité. Pour info, Syberia 3 sortira le 20 avril sur PlayStation 4, Xbox One, PC et Nintendo Switch.