Le marché du jeu vidéo va mal, on semble l’entendre aujourd’hui à tous les coins de rue. Pourtant, il semblerait qu’il ne se soit jamais mieux porté sur Steam, puisque la plateforme a battu cette semaine deux de ses records, atteignant 33 millions de comptes connectés en simultané, dont 10 millions en jeu. Cependant, en y regardant de plus près, on comprend mieux comment ces deux réalités peuvent coexister, et dissimulent en vérité un triste constat.
Depuis sa création en 2003, Steam s’est imposé comme le leader dans la distribution en ligne de jeux vidéo. Précurseur de la dématérialisation, il a permis un accès plus simple que jamais aux œuvres vidéoludiques tout en faisant émerger un solide modèle communautaire. Cependant, face aux coûts et aux contraintes de la production de supports physiques, il a également représenté une opportunité en or pour les développeurs indépendants de commercialiser leurs titres à moindres frais, pour le public le plus large possible. Un succès qui se traduit par un catalogue extensif et un nombre d’utilisateurs toujours grandissant, comme le prouvent les caps franchis ce week-end.
Cependant, plus de joueurs ne veut pas nécessairement dire de la place pour plus d’œuvres. En effet, si l’on se penche sur le détail des jeux ayant réuni le plus d’utilisateurs ce week-end, on fait un constat difficile : la moitié d’entre eux sont sortis il y a plus de dix ans ou, dans le cas de Counter-Strike 2 et Battlefield 2046, reposent sur des licences dont le succès perdure depuis déjà deux décennies. Les seules exceptions sont Baldur’s Gate III et Lethal Company sortis courant 2023, ainsi que PUBG: Battlegrounds qui a malgré tout déjà sept ans d’âge. Le top est complété par GTA V, Dota 2, Rust et Team Fortress 2.
Ce que nous disent ces chiffres, c’est que si les joueurs sont plus que jamais au rendez-vous, les titres récents peinent à se faire une place durable dans l’écosystème. L’explosion du nombre de jeux publiés masque en réalité une faiblesse d’éditorialisation dans laquelle le succès, quand il advient, est au mieux fugace. 14 531, c’est ainsi le nombre de nouveautés publiées en 2023 sur Steam, illustrant une démesure dans laquelle il est difficile de se retrouver pour les joueurs et plus encore de s’illustrer pour les développeurs (même pour les gros éditeurs).
La déraison de ce nombre est d’autant plus évidente lorsque l’on réalise que c’est aussi peu ou prou ce que représentait l’intégralité du catalogue en 2017, au bout de quatorze ans d’existence. C’est justement à cette époque que PUBG Battlegrounds, le plus récent des titres hors actualité du top dix de ce week-end, faisait son entrée en scène. D’une certaine manière, ce seuil marque peut-être le point au-delà duquel il n’est guère plus possible d’exister, face à une actualité Steam perpétuellement surchargée.
Alors, produire moins pour produire mieux ? C’est peut-être la solution, et c’est celle que semble envisager Rockstar Games en mobilisant un budget sans commune mesure avec celui des autres AAA pour le développement de GTA VI. Cependant, là encore, il y a par ailleurs l’appui d’une franchise exceptionnellement solide (GTA V faisant justement partie des jeux les plus fréquentés ce week-end), sans lequel on ne pourrait imaginer un pari aussi risqué. Chez Ubisoft, le choix de se recentrer sur la licence Assassin’s Creed dissimule la même logique.
Si on peut se lamenter de ce déficit d’innovation, la question du renouvellement possible des genres et des modèles se pose aussi en l’essence, puisqu’il est forcément plus difficile de se montrer original face à la masse toujours gonflante des jeux déjà existants. Sans parler des effets de mode par lesquels des clones des œuvres populaires se mettent à pulluler dans les mois et années qui suivent, tout jeu est aujourd’hui forcément analysé en regard de ses prédécesseurs spirituels. Par ailleurs, compte tenu des coûts actuels de production d’un AAA, il est dangereux pour les studios qui les portent de trop s’éloigner de ce qui a déjà fait ses preuves.
S’il est encore possible de voir émerger des propositions véritablement singulières (on pense par exemple à Chants of Sennaar, plutôt bien mis en avant à la rentrée dernière), celles-ci semblent donc être condamnées à rester l’apanage de plus petits développeurs, qui ne pourront jamais atteindre le retentissement médiatique de gros éditeurs capables de dépenser plusieurs dizaines de millions de dollars en marketing. Il y a peut-être un espoir à avoir du côté des éditeurs à la ligne éditoriale forte fonctionnant comme un label, tels qu’Annapurna Interactive, mais cela ne peut guère bénéficier qu’à une poignée d’indépendants.
Après tout, un jeu au budget modeste n’a pas besoin de vendre des millions de copies ni d’avoir des centaines de milliers de joueurs actifs dix ans plus tard pour être un succès. Ce sont d’ailleurs généralement des titres avec une durée de vie plus courte, ce qui explique qu’on y passe moins de temps. Néanmoins, à l’échelle de l’industrie, le signal n’en est pas moins catastrophique, puisque moins de titres phares parmi les AAA récents signifie moins de travail pérenne dans le secteur et moins d’attrait global pour les investisseurs. Avec, comme conséquence, une aversion croissante des studios à la prise de risque, entretenant le cercle vicieux.
Bien sûr, il faut nuancer la portée de cette analyse compte tenu du fait que tous les jeux vidéo les plus populaires ne sont pas présents sur Steam puisque certains sont des exclusivités d’autres plateformes (Fortnite en tête) ou consoles (tels que la licence Zelda). Toutefois, là encore, Fortnite s’apprête à fêter ses sept ans et les aventures de Link nous tiennent en haleine depuis les années 80. Ce n’est donc pas non plus de ce côté-là qu’il faut chercher de nouvelles figures de proue.
Il y a par ailleurs une autre remarque très importante, bien que totalement prévisible, à faire sur les jeux présents dans le top 10 Steam de ce week-end : ce sont tous des titres avec un mode multijoueur qui, pour l’essentiel, constitue le cœur de l’expérience. Ce qui va permettre à un jeu d’avoir une durée de vie virtuellement illimitée et donc, mathématiquement, d’amener un plus grand nombre d’utilisateurs simultanés, car c’est en effet la confrontation ou la coopération avec d’autres joueurs qui amène son lot d’imprévus et donc de renouvellement.
L’enjeu de fédérer une communauté active est donc essentiel pour permettre à ce type d’œuvres de se tailler leur part du gâteau, et à ce titre, à moins d’avoir comme Baldur’s Gate III ou GTA V un mode solo assez solide pour susciter l’intérêt en lui-même, il faut arriver à frapper assez fort et assez vite pour se positionner face aux géants dont la communauté est déjà bien en place. Le même constat se fait ainsi dans les MMO, où les leaders tels que World of Warcraft ou EVE Online ne sont plus tout jeunes, mais restent malgré tout indétrônables, car leur base de joueurs actifs leur permet de bénéficier d’une forme d’inertie.
Tout cela mène à la même conclusion, celle selon laquelle il est devenu extrêmement difficile de se démarquer par rapport au volume d’œuvres déjà existantes, que ce soit en termes de nature ou de communauté. De son côté, la réalité virtuelle, qui aurait pu permettre un véritable bond dans les pratiques et offrir une ouverture permettant à de nouveaux acteurs de se positionner, peine à décoller. D’ailleurs, on note que le jeu le plus joué sur Steam en ce moment est War Thunder, lui-même sorti en 2013. Pas de quoi soutenir le renouveau de l’industrie, donc.
2023 – L’année du licenciement pour l’industrie du jeu vidéo
Léo Delacroix
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n1co_m
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