Tout commence par un tweet d’Hideo Kojima, qui se félicitait de la traduction du dernier ouvrage de Simon Stalenhag, The Electric State, en japonais. Si le nom de l’auteur n’avait alors provoqué chez nous aucune réaction, une suggestion du maître Hideo Kojima, par contre, ça s’écoute. D’autant que la page choisie par Kojima pour son tweet était plutôt intrigante : sur une route, une sorte de titan mécanique à l’allure maladroite, reliée à on ne sait quoi par une pelote de fils électriques…
Quelques dizaines d’heures plus tard, le temps de mettre la main sur l’ouvrage, et nous voilà plongé dans la lecture passionnante de The Electric State. Attention : chef d’œuvre.
The Electric State – Quand le futur avait mal tourné
Cauchemar Electrique
« Together in Electric Dreams » chantait Philip Oakey dans le morceau que Giorgio Moroder a composé pour le film Electric Dreams… Ici, on serait plus « alone in an electric nightmare »…
Michelle est sur la route, accompagnée d’un drôle d’ami, qui a tout l’air d’un robot. On ne sait pas grand-chose de lui, au début. De Michelle non plus d’ailleurs. Elle semble en fuite, elle veut éviter les grandes villes. Elle est armée. On ne connait rien de sa destination, ni de ce qui l’attend là-bas, mais on va la suivre. The Electric State est ce qu’on appelle au cinéma un road-movie.
On pense d’ailleurs évidemment beaucoup à La Route, le film de John Hillcoat (2009) et au roman éponyme de Cormac McCarthy (2008 pour sa parution en France) dont il est tiré. Michelle et son ami le robot font écho à l’Homme et son fils dans La Route ; dans les deux cas, on suivra un voyage à travers des paysages post-apocalyptiques déshumanisés.
L’apocalypse, dans The Electric State, c’est l’après d’une guerre menée par des drones (tiens ?). Les paysages rétrofuturistes (on est en 1997) sont donc constellés de machines à l’abandon, rouillées, des épaves de vaisseaux, des cadavres de robots. C’est Mad Max, c’est Fallout, NieR: Automata ou The Last Of Us. Pour arriver sur le terrain de la peinture, ces machines sont aux paysages ce que les fruits sont aux corbeilles dans les natures mortes.
Le roman d’un peintre
Le livre est un album jeunesse pour adulte. En effet, à chaque double page, c’est une illustration superbe qui s’offre à nous, de la taille à minima d’une page, s’étalant parfois sur toute la double page. Et comme dans un album jeunesse, ces illustrations sont accompagnées d’un texte de quelques paragraphes qui va nous raconter l’histoire de Michelle.
C’est donc d’abord un voyage pictural qui nous attend. Les illustrations de Simon Stalenhag sont incroyables. A la fois hyper photoréalistes, tout en laissant une large place à l’imagination, à l’interprétation, au rêve (à moins que ce ne soit au cauchemar…). Chaque page est une nouvelle toile, un nouveau chef-d’œuvre, recelant autant de détails que d’énigmes.
On peut lire à propos de The Electric State que c’est un artbook narratif. Et en effet, on achètera d’abord le livre pour la qualité fantastique de ses planches.
On pense à certains maîtres de la peinture contemporaine, comme Edward Hopper, et ses figures solitaires très souvent baignées de lumière artificielle ; ou encore à Philippe Cognée, moins figuratif, mais dont les paysages urbains dégagent aussi cette sensation d’impersonnel, de solitude.
D’ailleurs, à une exception près (no spoil !), et bien que le texte en mentionne un certain nombre, aucun autre personnage « vivant » n’apparaît dans les illustrations.
Textes et illustrations sont ainsi totalement complémentaires, le premier livrant des informations absentes du second, et inversement. Ce n’est par exemple que très tard dans le texte que nous avons confirmation que ce qu’on a vu sur les images est exact : le compagnon de Michelle est un Robot ! Au contraire, l’image ne nous montrant aucune autre âme que celle de Michelle, c’est le texte qui nous apprendra qu’il y a bien d’autres survivants.
Le poids des tournures, le choc des peintures
Le texte justement, est aussi à souligner pour la qualité de sa construction. Tout en suivant la progression de Michelle, et en collant aux illustrations, il réussit à ne nous distiller certaines informations qu’au compte-gouttes, conservant même après le point final une part de mystère. Les paysages peints sont aussi l’occasion pour l’héroïne de se souvenir, et pour le lecteur d’un flashback, qui l’éclairera un peu sur l’univers ou sur le passé de ses personnages.
Un dialogue s’installe entre les mots et les images, car si on voit certaines choses, on est sûr d’avoir compris ce qu’on a vu qu’après l’avoir lu. Le lecteur est ainsi d’abord interloqué par ce qu’il voit, avant d’en avoir explication ou confirmation dans les lignes qui suivent…
Aussi, le livre laisse une grande place au lecteur. Tout n’est pas dit, beaucoup de choses sont laissées à la libre interprétation, voire à l’imagination. Et même si le livre se conclut sur la fin de l’histoire qu’il nous raconte, une vraie fin, pas une fin en « queue de poisson », pourtant, beaucoup d’éléments restent ouverts.
D’ailleurs, au-delà de l’aventure de Michelle, c’est un vrai univers que construit Simon Stalenhag. On imagine tout à fait en tirer suite, série, ou jeu vidéo. D’ailleurs, son précédent ouvrage, Tales From the Loop est devenu un jeu de rôle sur table.
Simon Stalenhag est aussi musicien. Il a d’ailleurs composé une bande originale pour The Electric State ; et est occasionnellement game designer. On peut ainsi jouer à son jeu Ripper Dot Zero directement dans son navigateur à cette adresse.
Bien qu’il s’agisse d’un road-movie, n’y allons pas par quatre chemins (vous l’avez ?!) : The Electric State est un chef d’œuvre. Un livre magistral dans sa réalisation et dans sa construction. Les toiles seules sont déjà incroyables. L’histoire est en elle-même déjà une super nouvelle. L’imbrication des deux, leur dialogue, donne quelque chose de quasiment inédit. Tout fan de science-fiction, de bande dessinée ou de poésie se devrait de le lire. Et puis, depuis quand n’avez-vous pas eu l’occasion de lire un album illustré tout en étant pris au sérieux ?
The Electric State n’est hélas pour l’instant pas disponible en français. Edité par Skybound (la boite de Robert Kirkman – le Robert Kirkman de The Walking Dead !), l’ouvrage fait 140 grandes pages et coûte une trentaine d’euros.