City Hunter (aka chez nous Nicky Larson depuis son passage au Club Dorothée) n’a jamais été aussi vivant que cette année. Après la comédie d’action à la française qui aura fait couler beaucoup d’encre (et, consécration, prépare sa sortie au Japon pour novembre), après une sortie en salle malheureusement trop discrète (la sortie DVD réparera ça !) du dernier long métrage animé Shinjuku Private Eyes, c’est le tome 3 du manga City Hunter Rebirth qui est sorti ce 14 août dernier. L’occasion pour nous de revenir sur cette aventure façon Vache qui Rit (pour la mise en abyme…).
C’est ce qu’on appelle rentrer dans une histoire
City Hunter Rebirth, c’est d’abord l’aventure de Kaori. Pas la copine de Ryo / Nicky, qu’on connait chez nous comme Laura, mais une autre Kaori. Quadragénaire, célibataire, un peu “looseuse”, fan absolue du manga City Hunter et amoureuse de son héros, Ryo Saeba. Son quotidien on ne peut plus tristoune va radicalement changer quand un accident qui aurait dû lui coûter la vie va étrangement la transporter dans le Shinjuku du milieu des 80’s, celui-là même des pages du manga de Tsukasa Hojo ! Comme réincarnée en une version adolescente d’elle-même, c’est en traçant le fameux XYZ sur le tableau de la gare, qu’elle réussira à rencontrer celui qu’elle admire tant, et pourra ainsi assister “en vrai” à des aventures qu’elle connait par cœur, avec le risque d’influer sur le cours des événements, quitte à changer radicalement l’Histoire (le syndrome Retour Vers Le Futur).
Nous (re)vivrons ainsi aux côtés de Kaori, qui se fait désormais appeler Saori, certains épisodes de la saga City Hunter directement issus du manga original de 1985 ! C’est aussi une variation du thème très en vogue de l’Isekai : un genre qui se répand dans le manga, et qui envoie des héros au quotidien souvent terne vivre des aventures extraordinaires dans un monde parallèle. C’est Sword Art Online ou Moi, Quand Je Me Réincarne En Slime…
Remake
L’exercice du remake est on ne peut plus courant au cinéma. Parfois réussi (Reservoir Dogs, de Tarantino, remake inavoué de City On Fire du regretté Ringo Lam ; Heat de Michael Mann, remake de son propre téléfilm L.A. Takedown ; ou encore pas mal de films de Scorcese comme Scarface, Les Nerfs à Vifs, Les Infiltrés…), parfois expérimental (comme ce remake plan par plan à l’identique de Psychose par Gus Van Sant), ou à d’autres moments gênant (on évitera de parler des remakes espagnols ou chinois des Cht’is…), le remake fait intégralement parti du paysage cinématographique. Son pendant musical, la reprise, ou cover, est tout aussi commun. Un groupe comme UB40 a bâti tout sa carrière sur l’exercice, de même que le chanteur hawaïen IZ, qui connaîtra un succès mondial posthume en 2011 avec une chanson… de 1939 ! Sans compter les innombrables télé-crochets qui usent de la béquille de la reprise pour lancer sans risque leurs nouvelles recrues sur le marché du disque du streaming.
L’équivalent du remake ou de la reprise est plus rare si on parle de livre. Il fut très populaire un temps, alors que les tragédies grecques et autres chansons de geste venaient répéter des mythes plus ou moins fondateurs. Mais à l’époque moderne, c’est quelque chose qu’on rencontre beaucoup moins. Il y a bien l’expérience de Pierre Ménard, Auteur Du Quichotte, dans la géniale nouvelle de Jorge Luis Borges, mais le texte vient plutôt s’amuser de la vacuité du projet. Pour parler BD, puisque c’est le sujet qui nous occupe, on pourra évidemment évoquer les innombrables versions de Batman, depuis celle de Bob Kane et Bill Finger jusqu’à celle de Scott Snyder et Greg Capullo, en passant par Neal Adams, Frank Miller ou Paul Dini. Mais il s’agit à chaque fois de nouvelles histoires, et non pas exactement d’un nouveau regard sur une histoire déjà racontée…
Il y a bien aussi l’étonnant Ric Remix de David Vandermeulen, qui réorganise les cases des albums de Ric Hochet pour donner un résultat… inédit ! On est plus ici dans l’exercice du sampling et du remix (le titre est limpide) emprunté à la musique et adapté pour la BD que dans celui de la réinterprétation, façon remake ou cover. Peut-être l’Astroboy, de Morvan, Parel et Martinez d’après Tezuka, qu’on attend pour la rentrée, sera un véritable remake ? En attendant, la proposition de Sokura Nishiki avec City Hunter Rebirth semble assez inédite. En effet, durant les trois premiers tomes sortis jusqu’à présent, il n’est absolument pas question de chercher à résoudre la situation de Saori, d’imaginer un moyen de la renvoyer chez elle. Elle profite du moment, (re)vit pleinement les aventures de Ryo et Kaori, et nous aussi ! C’est vraiment eux, Ryo, Kaori, mais aussi Umibozu (“Mammouth”) qui sont les personnages principaux du manga, et ce sont leurs aventures que nous suivons… à nouveau.
L’occasion aussi pour les plus jeune de découvrir le Ryo Saeba du manga dans de bonnes conditions, les premiers volumes de l’œuvre originale ayant tout de même un peu mal vieilli. Ici, le dessin est net, impeccable, tout en pastichant assez parfaitement le style de Tsukasa Hojo, autant graphiquement que dans le ton. On n’échappe pas aux grivoiseries, gommées de la série télé en France, qui ont pourtant largement participé au succès du personnage.
Ceci n’est pas City Hunter
On pourrait même aller plus loin et parler, en exagérant un peu, d’appropriationnisme. L’appropriationnisme est un mouvement artistique qui naît dans les années ’60-’70, mais prend racine quelques années auparavant avec le travail de Marcel Duchamp. Créateur du concept de “readymade” (= déjà fait), Marcel Duchamp crée l’événement dès 1913 en exposant telle une œuvre d’art une roue de vélo. L’œuvre s’intitule sobrement Roue de bicyclette, et n’est ni plus ni moins que l’objet décrit par son titre. L’artiste conceptuel réitérera avec Porte-bouteille (vous imaginerez aisément de quoi il retourne), puis avec sa célèbre Fontaine : un urinoir !
Sans rentrer dans le détail du discours que porte le readymade (fait entre autre de démocratisation de l’art, de regard sur le consumérisme et remise en question de la notion d’auteur…), on retiendra ici que le travail de Marcel Duchamp a donné naissance (en raccourcissant un peu) quelques années plus tard aux appropriationnistes. L’une des meilleures représentantes du mouvement s’appelle Sherrie Levine. Elle s’est rendue célèbre en exposant en 1981 à New York une série de photos de photos. Pas de coquille dans cette phrase : Sherrie Levine a pris des photos en photo, et a exposé le résultat. Une sorte de travail de contrefaçon, mais assumé et déclaré. Elle intitule ses séries After… suivi du nom de l’artiste à qui elle emprunte le travail. Cette série de 1981 s’intitulait ainsi After Walker Evans.
Si on fait ce détour par l’art contemporain, c’est qu’il y a de l’appropriationnisme dans City Hunter Rebirth. Certaines cases sont un décalque exact du travail de Tsukasa Hojo. Certaines autres sont aussi cette copie exacte, à cela près que Saori vient se glisser dans le paysage. Et l’auteur ne s’en cache pas, il donne même la référence pour qui voudrait aller vérifier la fidélité de la copie. On peut ainsi lire dans une bulle attribuée à Saori : ”On doit être en plein chapitre 159 de City Hunter !” (Tome 1, chap. 3).
(à gauche, City Hunter Rebirth ; à droite, le manga original)
Autofiction
Si Saori semble vivre un rêve éveillé, on peut imaginer qu’il en est de même pour l’auteur ! Au vu de la précision avec laquelle l’œuvre originale est citée, on ne peut imaginer que Sokura Nishiki ne soit pas un grand fan de City Hunter et de Tsukasa Hojo. Ainsi, réaliser ce spin off avec la bénédiction du Maître doit être aussi jouissif pour lui que de rencontrer Ryo pour Saori. Avant Saori, c’est lui qui connait par cœur les aventures du nettoyeur. Et quand Saori craint d’influencer les événements et de tout gâcher, c’est peut-être aussi Sokura Nishiki qui se met la pression, peut-être un peu effrayé à l’idée de ne pas être à la hauteur du mythe.
Pas d’inquiétude pourtant, l’exercice est réussi. La licence est à la fois préservée et renouvelée. La présence de l’élément perturbateur Saori dans les pages d’un City Hunter on ne peut plus classique (et c’est ça qu’on aime !) vient rafraîchir un peu le récit, et lui ajoute même une touche de “seinen” dans un manga pourtant vendu au rayon “shonen”. Le tome 3 vient dynamiser un peu l’histoire en ajoutant un nouveau personnage qui fera rebondir l’intrigue (on ne vous en dit pas trop…), et se conclut sur la naissance d’un nouveau méchant inédit… Sans préjuger de ce qui va arriver, Saori aurait peut-être bel et bien infléchi l’histoire ?
On aurait pu croire à une exploitation un peu facile d’une licence qui reste très populaire après plus de 30 ans de présence ; il y a peut-être un peu de cela dans City Hunter Rebirth. Mais c’est surtout l’hommage appuyé d’un auteur à la génération précédente, et un exercice, si ce n’est inédit, au moins original, de relecture d’une œuvre qui l’a sans aucun doute marqué. Pour nous, lecteurs, c’est un vrai plaisir que de retrouver aussi pimpants les personnages qu’on adore, comme ce sera probablement tout aussi fun de les rencontrer pour quelqu’un qui ne les connaîtrait pas encore.
Reste à voir où va nous mener cette histoire sur la longueur… L’auteur ne pourra pas continuer bien longtemps à réécrire City Hunter comme il le fait dans ces premiers volumes. On voit déjà poindre un petit renouvellement à la fin du troisième tome, qui vient de sortir. Début de réponse dans le quatrième tome qui arrive en novembre ! On espère surtout échapper à une fin en queue de poisson façon “mais ce n’était qu’un rêve”, qui gâcherait la réussite de ces trois premiers volumes.
- City Hunter Rebirth, de Sokura Nishiki d’après Tsukasa Hojo
- Édité chez ki-oon
- Série en cours, 3 tomes parus
- 7,90€
- Site Officiel