La Japan Expo n’est pas seulement l’occasion pour nous autres amateurs de manga de gambader gaiement dans les stands de grands éditeurs manga, ou d’aller voir quelques recoins recelant du jeu vidéo et compagnie. C’est aussi l’opportunité d’y découvrir de petits stands remplis de choses insolites ou intéressantes et qui ne bénéficient pas de la même exposition que le dernier One Piece sorti à l’achat. Et c’est d’autant plus vrai que l’oeuvre dont nous allons vous parler aujourd’hui, Erika et les princes en détresse, fut découverte sur un tout petit stand en marge des gros le côtoyant et on se dit que parfois les éditeurs de renom devraient se pencher sur de petits auteurs talentueux et leur donner leur chance.
Erika et les princes en détresse a été l’occasion pour nous de découvrir une autrice – eh oui, on considère que le mot est juste ! – et illustratrice de talent du nom de Yatuu. Très sincèrement nous ne la connaissions pas, comme la plupart d’entre vous j’imagine lorsque vous vous lancez dans la lecture de cette critique. On y a découvert un univers intelligent et extrêmement drôle, qui fait donc parfois rire aux éclats, mais aussi réfléchir sur tout un tas de choses qui rythment notre quotidien, et plus largement sur la façon dont fonctionne notre société européenne. Nous vous proposons donc de découvrir l’une des petites perles littéraires indépendantes de cette année, c’est tout du moins notre avis profond, et si ce n’est pas déjà fait, de vous ruer sur le blog de Yatuu pour y faire un tour et découvrir par vous-même sa proposition bande dessinée.
Erika et les princes en détresse prend place dans une sorte d’univers médiéval heroic-fantasy dans lequel différents royaumes se partagent le monde. On y suit les péripéties de la princesse Erika, héritière du trône du royaume de Brute, un lieu dans lequel règne une société à l’opposée de la nôtre, et plus précisément matriarcale. Notre jeune héroïne, combattante hors pair, apprend de la part de son maître d’armes que pour régner un jour sur le royaume il lui faudrait trouver un mari. Ni une ni deux, elle court voir sa mère et lui fait part de son désaccord total face à cette « tradition » passéiste et qu’elle estime sans intérêt, car elle pense qu’elle peut gouverner seule, sans l’aide d’un homme à ses côtés.
La reine s’oppose à son refus et lui propose alors une chose vu que la loi l’y oblige : qu’Erika prouve sa valeur en acceptant une quête qu’elle lui donne pour ainsi se montrer digne de régner sans épouser personne. Elle lui ordonne donc de sauver une série de princes en détresse dans de nombreux royaumes différents avec l’espoir caché qu’elle rencontre en chemin un parti qui saura la séduire. Enthousiaste, la jeune princesse accepte sans sourciller et se met dès lors en route accompagnée par Bucéphale, un cheval maniéré au possible, et de Pita, une écuyère enjouée et cuisinière de choc. Ce fantastique trio part donc en quête du premier prince à secourir au royaume l’Île Flottante.
Il était une fois une princesse…
Erika et les princes en détresse est un régal à lire et regarder. Tout d’abord le dessin de Yatuu est épuré et franchement joli, son style très manga fonctionne à merveille dans l’univers en place et son coup de crayon est aussi précis que rafraîchissant. On est face à ce que l’on pourrait qualifier de mélange entre un manga à gags et un cartoon, c’est mignon et enchanteur, grâce aussi à un choix des couleurs judicieux.
L’agencement des cases est des plus classiques et cela facilite la lecture, les bulles de textes n’empiètent jamais sur la lisibilité du dessin et il en ressort même un certain dynamisme détonant lors des quelques moments d’action et de purs moments d’humours. Du très bon boulot en somme, même si parfois on aurait aimé des arrière-plans un peu plus fournis, mais c’est le style même de la bande dessinée qui fait que cela n’est pas possible au risque de jurer avec le reste.
Aussi, on apprécie beaucoup l’univers créé par l’autrice. Le royaume de Brute par exemple, fait état d’une société matriarcale dans laquelle les femmes règnent en maître(esses) et sont même plus fortes physiquement que les hommes. Un parti pris intéressant puisqu’en plus il n’est nullement manichéen, car certaines inégalités que l’on observe dans nos sociétés européennes modernes y sont présentes, mais de manière inversée.
Ainsi, cela amène une certaine réflexion sur ce que pourrait être notre société si c’était les femmes qui la contrôlaient, alors oui, il y a des femmes de pouvoir, mais on ne peut nier que l’homme est dominant, aussi bien en politique que dans les plus grandes entreprises, les plus influentes. Et c’est là où Yatuu a réussi à nous parler, puisqu’il aurait été facile de rendre un tel environnement idyllique et d’affirmer que la gent féminine ferait de ce monde un endroit meilleur, or il n’en est rien.
L’autrice est probablement féministe, mais n’est pas de celle que l’on pourrait classer du côté extrémiste de la chose. Elle dénonce certes des injustices ou des exactions en inversant les genres, mais sans tomber dans la facilité. Elle nous fait comprendre que ce qui compte ici et corrompt, parfois sans qu’on le veuille, c’est le pouvoir. Peu importe que des hommes ou des femmes dirigent, les inégalités resteront les mêmes. Ainsi, il est impossible pour un homme de dire non à une femme, on assiste à des séquences d’attouchements où la femme considère l’homme comme un objet, ou encore à une justice sociale défaillante dans laquelle un homme ne peut accéder au pouvoir ou lutter pour ses droits civiques.
C’est de la dénonciation oui, mais intelligente, puisque cela ne prend jamais réellement le pas sur l’aventure et est à considérer un peu comme une deuxième lecture de l’oeuvre, plus adulte, que les plus jeunes ne comprendront pas forcément ou plutôt, n’y prêteront pas une attention toute particulière. Voyez plutôt ce qu’en dit Yatuu :
… J’ai trouvé ça super marrant à dessiner tout en transmettant un message derrière. D’où l’idée d’Erika et les princes en détresse, un monde d’heroic fantasy sous une société matriarcale avec un bouleversement des genres. Certaines scènes font réagir, car ce n’est pas ce qu’on a l’habitude de voir en général et c’est ça qui est intéressant. Provoquer une réflexion, remettre en questions les codes tout en passant un bon moment avec les personnages, c’est ça qui est intéressant pour moi, certaines scènes font réfléchir …
… En créant ce personnage j’ai voulu aller plus loin dans la réflexion, c’est pour cela que j’ai changé complètement la société en mettant les femmes au pouvoir. Les hommes ne sont pas tous faibles, je compte nuancer mon propos pour ne pas être tout noir ou tout blanc.
Au-delà de cela, on retrouve aussi la thématique de la liberté de choix. Pourquoi devrait-on se marier si on ne le veut pas ? Pour répondre à une norme ? Honorer nos parents ? Pourquoi devrait-on devenir une personne que l’on ne veut pas être ? Pourquoi ne peut-on simplement pas vivre comme on le désire, en adéquation avec notre idée d’une vie heureuse ? C’est un peu le fil conducteur du récit d’Erika et les princes en détresse. Car c’est cette idée de la liberté qui motive la jeune princesse à se lancer corps et âme dans sa quête. Alors certes, d’autres thèmes sont abordés comme la jalousie, l’amour, l’amitié ou encore la justice, mais aucun n’a autant d’impact que celui qui guide les pas de l’héroïne.
Et là vous vous dites surement qu’il ne s’agit pas en fait de ce qui était annoncé, c’est-à-dire une bande dessinée drôle à exploser de rire, et vous avez tort. Car toute cette réflexion est enrobée dans un succulent glaçage à l’humour. C’est tout simplement drôle et là encore plusieurs degrés de lecture sont de mise, mais que l’on soit enfant ou adulte, on ne peut être insensible aux situations rocambolesques que rencontre Erika, au personnage de Pita et sa gourmandise, à Bucéphale et son aversion pour tout ce qui pue, aux sept naines ou encore à Glucose.
Comment aussi ne pas s’attendrir pour certains personnages, on pense à Blanc en Neige, innocent et naïf qui ne veut que partager sa passion pour les pâtisseries délicieuses. Et surtout comment ne pas aimer cet univers heroic fantasy jouant avec les codes du conte de fée, nous présentant des royaumes hauts en couleur et en inversant là aussi la thématique de base, car ce n’est plus le prince qui sauve la princesse, mais l’inverse. Mais ne vous y trompez pas, les hommes n’y sont pas représentés comme des êtres faibles ou inutiles, bien au contraire, ils se battent pour ce qu’ils aiment, pour compter et certains sont une aide précieuse pour la princesse, elle-même est touchée par quelques-uns et évolue au fil de l’histoire.
Il était un début…
Finalement, il ne sert à rien de vous parler plus en détails d’Erika et les princes en détresse, le meilleur moyen pour vous de comprendre notre enthousiasme pour la bande dessinée est de la lire, de la dévorer et d’attendre comme nous impatiemment la suite des aventures de notre trio magique, en espérant encore de nombreuses surprises et une réflexion différente, mais présente, sur le monde qui nous entoure.
- Erika et les princes en détresse
- Auto-édition
- Date de parution : 2019
- Prix conseillé : 23€
- Nombre de pages : 312
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