Alors que dans l’industrie du jeu vidéo, l’heure semble aux licenciements et au rétropédalage sur les investissements, Annapurna Interactive élargit au contraire son activité en faisant l’acquisition du studio sud-africain 24 Bit Games. Cela paraît être un signe de bonne santé pour l’éditeur, qui fait là sa première acquisition d’une entreprise tierce après sept ans d’existence. Alors que plusieurs géants du secteur, à l’image d’Ubisoft avec Assassin’s Creed, choisissent de se recentrer sur leurs grosses licences dans un contexte de crise, le succès d’Annapurna, qui s’est toujours démarqué à travers des choix éditoriaux forts, interroge : et si nous arrivions à l’ère du jeu vidéo « d’auteur » ?
À l’origine de Annapurna Interactive, il y a Annapurna Pictures, une société de production de cinéma qui a toujours revendiqué sa singularité éditoriale, désireuse de se différencier du reste d’Hollywood. Fondée en 2012, elle a très vite su se faire un nom, parvenant à faire entrer dans son sérail des réalisateurs à la renommée internationale tels que Paul Thomas Anderson, Joel et Ethan Coen ou même Jacques Audiard, ainsi que des chouchous du cinéma indépendants comme Harmony Korine ou Ana Lily Amirpour. En à peine plus de dix ans, elle est ainsi devenue l’un des acteurs incontournables du cinéma américain, activité récemment prolongée par la production de séries, mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse ici, par la distribution de jeux vidéo depuis 2016.
Derrière le catalogue d’Annapurna Interactive, on retrouve la même volonté de soutenir des propositions fortes et originales, mettant en valeur des esthétiques soignées, des formes innovantes et de nouvelles manières de raconter des histoires. Plusieurs des titres qui y figurent sont devenus de véritables références, non seulement pour les joueurs, mais également pour les autres créateurs qui les revendiquent comme sources d’inspiration. What Remains of Edith Finch, Florence, Gorogoa ou encore Outer Wilds font ainsi partie des premiers jeux distribués par Annapurna Interactive, qui ont contribué à définir son identité et à propulser cette filiale sur le devant de la scène en une poignée d’années.
Du côté de 24 Bit Games, le paysage n’est pas tout à fait le même puisque le développeur a livré des titres un peu moins « arty » tels que Broforce ou Gorn. Pour autant, ces jeux (qu’on retrouve chez Devolver Digital) n’en demeurent pas moins atypiques et ont su séduire le public grâce à leur démesure et leur second degré. En parallèle, le studio a déjà collaboré régulièrement avec Annapurna qui assure la distribution de plusieurs de ses créations, dont Neon White et 12 Minutes. Puisqu’on ne change pas une équipe qui gagne, autant la formaliser, et ce rachat se fait ainsi dans le prolongement de ce travail passé, comme en témoigne le communiqué signé par Luke Lamothe, président de 24 Games :
« Au fil des années passées à travailler avec les bonnes gens d’Annapurna, nous avons découvert en eux des personnes sages et charitables, tout aussi inspirantes qu’inspirées. Leurs valeurs s’alignent avec les nôtres et si ce partenariat peut vous paraître trop beau pour être vrai, de notre point de vue, il s’agit juste de l’évolution inévitable et organique de notre relation qui, de chenille, devient papillon. Cela me peine d’énoncer un tel cliché, mais nous sommes complémentaires. »
Ce changement de mains devrait logiquement éloigner 24 Bit Games de Devolver Digital, son autre partenaire de longue date. Néanmoins, les équipes de 24 Bit Games ont fait savoir leur volonté de continuer à s’investir dans la scène vidéoludique sud-africaine, même si la forme que prendra cette action n’est pas clairement définie.
Quoi qu’il en soit, Annapurna comme 21 Bit Games ont en commun une approche de l’industrie qui, justement, ne réduit pas le jeu vidéo à une industrie. Plutôt que la recherche d’une formule commerciale, ce sont les palmes critiques qu’ils semblent poursuivre. Bien sûr, ces deux logiques ne sont pas totalement contradictoires, de la même manière que, dans le cinéma, les termes de « film de genre » et « film d’auteur » ont souvent été grossièrement mis en opposition. Un film d’auteur serait celui qui, en donnant une liberté artistique à son créateur, serait empreint de sa personnalité, tandis que le film de genre serait celui qui suivrait le cahier des charges des studios afin d’être soluble dans le marché et maximiser ses perspectives d’exploitation.
Malgré leurs limites, leurs nuances et leurs recoupements, ces notions quelque peu dépassées de cinéma de genre et cinéma d’auteur ramènent toujours à certaines perceptions de l’art, que l’on peut sans peine appliquer au jeu vidéo. Bien que celui-ci soit, en comparaison (mais aussi dans la loi) plus perçu comme une affaire d’équipes que d’individus, on y remarque la même tendance à opposer des blockbusters AAA, souvent à la poursuite de la performance et de l’hyperréalisme graphique, et des plus petites productions qui compensent leur faiblesse de moyens par des propositions artistiques singulières, qui représenteraient des prises de risque trop conséquentes pour les gros studios.
Un jeu vidéo « d’auteur », ce serait quoi, alors ? Dans certains cas, il y a bien un individu à la personnalité duquel on rattache l’ensemble de ses créations : Hideo Kojima, Peter Molyneux, Eric Chahi… Si l’attribution d’un jeu à son concepteur n’est pas aussi courante que celle d’un film à son réalisateur, certains game designers ont acquis une vraie notoriété. Dans la plupart des cas, néanmoins, les jeux restent associés aux studios. Toutefois, il arrive que ces derniers ne soient pas tant ramenés à leurs licences qu’à leur approche distinctive du médium : à diverses échelles, on peut ainsi penser à Don’t Nod ou à The Pixel Hunt. Là se trouve peut-être, justement, ce point d’équilibre entre le concept de genre et celui d’auteur.
Enfin, dans le cas d’Annapurna, c’est l’éditeur qui semble jouer un rôle de label. La cohérence et la rigueur de sa ligne éditoriale lui vaut d’être reconnu comme curateur à part entière, et même si certains de ses titres récoltent peu de ventes et passent relativement inaperçus, il n’y a pas de grandes ambitions commerciales ou d’investissements financiers disproportionnés avec lesquels les faire contraster pour en conclure à un échec. Des jeux d’une portée plus modeste, qui ne cherchent pas à être universels, mais au contraire à rencontrer leur niche, peut-être est-ce là qu’il faut voir de l’espoir pour une industrie du jeu vidéo qui a aveuglément enflé ces dernières années, au point de devenir une bulle spéculative qui entame désormais un douloureux retour sur terre.
Au moment où Rockstar Game enterre tous les records en annonçant un coût de production dépassant le milliard de dollars pour GTA VI, nous sommes peut-être sur le point d’obtenir une réponse à la question posée par la démesure de l’industrie. Pour poursuivre la comparaison avec le grand écran, Luc Besson avait coulé sa société de production et déséquilibré durablement l’industrie du cinéma français avec les 197 millions d’euros de budget de Valérian et la Cité des Mille Planètes (plus du double du deuxième film français le plus cher). De la même manière, un échec de la part de Rockstar pourrait faire l’effet d’un tremblement de terre dans le jeu vidéo AAA. Toutefois, de la même manière, les acteurs capitalisant sur des succès d’estime tels qu’Annapurna en seraient probablement en bonne partie abrités.