Ce n’est pas la première fois que vous le lirez sur New Game Plus : 2019 est définitivement l’année Lovecraft. Jamais les œuvres tirées de l’écrivain de Providence n’ont été aussi abondantes. Depuis l’Appel de Cthulhu, adaptation officielle sortie en fin d’année dernière (et qui s’apprête à revenir sur Switch), c’est un défilé ininterrompu, tous médias confondus : au cinéma, c’est La Couleur Tombée du Ciel qui se voit adaptée, avec Nicolas Cage dans le rôle principal (sortie prévue en France pour l’année prochaine), côté livres, nous vous avions parlé de l’ouvrage de référence, Cthulhu Metal, de Sébastien Baert, mais il faut aussi compter sur la série d’adaptations du mangaka Gou Tanabe (qui après avoir publié une adaptation en deux tomes des Montagnes Hallucinées a sorti le mois dernier sa version dessinée de Dans l’Abîme du Temps).
Et bien entendu, les jeux vidéo ne sont pas en reste : The Sinking City, adaptation non officielle (mais transparente), Gibbous, relecture parodique façon Maniac Mansion, et ce Stygian: Reign of the Old Ones, probablement à la fois le plus fauché et le plus fidèle au matériau d’origine.
(Test de Stygian: Reign of the Old Ones réalisé sur PC à partir d’une version du jeu fournie par l’éditeur).
Return to Arkham
Stygian tire son titre du Styx, le fameux fleuve menant aux enfers, celui-là même où Achille a fait trempette avant d’obtenir sa quasi-invincibilité. Ça c’est pour l’étymologie. Mais c’est d’abord un adjectif qui signifie sombre, ténébreux. Lovecraftien, quoi. Le jeu se passe à Arkham, la ville où se déroulent de nombreux contes d’Howard Phillips Lovecraft, cité qu’il a d’ailleurs lui-même créée, avant que le nom ne lui soit emprunté pour baptiser l’asile psychiatrique aux abords de Gotham City… Mais ici, Arkham a été littéralement arrachée à l’espace et au temps, et flotte désormais dans une autre dimension.
Ce point de départ scénaristique nous a d’abord laissé circonspect, tant cela s’éloigne du Mythe de Cthulhu, alors que la promesse était celle d’un respect inconditionnel de l’œuvre. L’un des ressorts du cauchemar cthulhien est en effet le fait qu’il existe parmi nous, que les horreurs qu’il décrit sont déjà là, sous notre nez. Transporter le tout dans une autre dimension, c’est contredire ce postulat originel. On aurait pu imaginer un phénomène tel que celui qu’on observe dans L’Antre de la Folie, où le personnage qu’interprète Sam Neil est coincé dans une étrange bourgade, et quelle que soit la route qu’il emprunte pour en sortir, elle l’y ramène systématiquement… Cela étant, nous ne sommes pas scénaristes, et il faudra faire avec le récit tel qu’il a été écrit.
LOVEcraft
Pour le reste, Stygian: Reign of the Old Ones est une belle adaptation de l’univers lovecraftien, et spécifiquement celui du jeu de rôle sur table L’Appel de Cthulhu. Le jeu démarre en effet par une création de personnage dans les règles de l’art, où il s’agira de choisir genre, nom, classe (détective privé, militaire, flic… chacun avec ses bonus et malus), avant de répartir un nombre de points de base parmi une série de caractéristiques.
On aura même le choix entre différents backgrounds qui viendront influencer un embryon de roleplay. Ainsi, si vous choisissez un personnage « humaniste », vous pourrez bénéficier d’un bonus à chaque fois que dans les dialogues vous ferez preuve d’empathie… Un système finalement assez limité à l’usage, mais qui a le mérite de rapprocher l’aventure d’un vrai jeu de rôle alors qu’on a trop souvent l’habitude en jeu vidéo que l’acronyme RPG vienne seulement signaler la présence d’un arbre de compétences.
Stygian: Reign of the Old Ones est donc surtout une adaptation de l’Appel de Cthulhu version Chaosium (l’éditeur historique du JdR papier), mais qui n’oublie pas ses classiques lovecraftiens. La santé mentale sera ainsi une caractéristique primordiale pendant la partie, plus encore que la barre de vie. Non seulement elle se réduira à chaque manifestation particulièrement dérangeante (créature inhumaine, meurtre cruel, rituel malsain…), avec à chaque fois le risque de basculer dans la folie (ce qui correspond à un bon vieux Game Over), mais son niveau aura une incidence directe sur le jeu. Par exemple, en ayant perdu un certain niveau de santé mentale, vous devenez parano. Les choix de dialogues en sont affectés, révélant votre état…
Un autre aspect de Lovecraft qui n’est pas épargné par le titre, c’est le côté malsain de certaines de ses histoires, comme le racisme qui imprègne son œuvre. On rencontrera ainsi un “comédien” qui semble avoir basculé dans la folie, mais continue ses pantomimes en arborant un odieux blackface. Toujours dans cette idée de proposer autant de roleplay que possible, le jeu nous laissera alors le choix de nous indigner, ou pas…
La laideur façon Belle Époque
Tout en 2D, Stygian: Reign of the Old Ones a fait le choix d’une esthétique rétro au service de son propos. Le jeu a des allures de gravures façon Foujita, ou encore de celles que l’on pouvait trouver dans les magazines de mode des années 20, l’époque qu’il raconte (les fameuses “gravures de mode” de l’expression).
Les corps sont longilignes, élégants… Sauf quand il s’agit d’assimilées goules, où l’élégance est bien moins de mise. Si la ville peut sembler un tant soit peu vide au premier regard, on se rendra vite compte que les bâtiments fourmillent de détails, tout comme les intérieurs qu’il nous sera donné de visiter.
Les animations ne sont pas folichonnes, mais sont raccord avec le style général du jeu. Le côté 2D, papier animé, évoque aussi les bandes-dessinées franco-belges… Bref, le jeu est plutôt joli à regarder, et a trouvé un moyen malin de rester fidèle à son sujet sans dépasser son budget ! On se lassera peut-être à la longue des tons grisâtres qui sont certes, complètement dans l’esprit du jeu, mais manquent tout de même de variété…
Reign of the old school
Au niveau du gameplay, on est dans l’hyper-classique. Un point’n click à l’ancienne, drivé par les textes et les dialogues. Une rencontre avec un personnage X nous enverra chercher un objet Y, ce qui fera avancer (doucement) l’histoire vers un événement Z, et ainsi de suite. Un inventaire, une silhouette à équiper (vêtements-armures, armes principale et secondaire…), et un journal qui nous permettra de relire les derniers événements dans les moments d’errances. On est en territoire connu, surtout si on est vieux (ou amateur d’oldies).
Des combats vont évidemment intervenir, et là encore, on retrouve l’influence du jeu de rôle sur table : map à hexagones, tour par tour, points d’actions mêlant déplacements, attaques et magie… Ces derniers sont difficiles, surtout les premières heures de jeu. D’abord, parce qu’on est peu armé, et que les ennemis sont souvent nombreux. Mais également, parce que le jeu ne nous accompagne peut-être pas suffisamment, par exemple sur le système de couverture... Et surtout, parce que notre personnage subit la double peine des dégâts et de la santé mentale qu’on évoquait ci-dessus, soit deux façons de nous mener directement au Game Over…
Heureusement, on pourra trouver de l’aide chez certains PNJ pour former un “party” comme dans les J-RPG. Mais encore, l’une des bonnes idées de Stygian, c’est que pour remporter un combat, il ne faut pas forcément éliminer tous les ennemis : se dégager une issue et fuir est aussi un moyen d’avancer. On est au cœur du Mythe de Cthulhu, et la survie est déjà une belle victoire !
Enfin, il faut noter que le jeu est entièrement en anglais, et que de par l’importance des textes dans son gameplay, un bon niveau dans la langue de MC Hammer sera nécessaire, au risque de vraiment traîner les pieds, voire de passer à côté du jeu.
Plutôt réussi, Stygian: Reign of the Old Ones souffre toutefois d’un trop grand classicisme. Si on commence l’aventure satisfait par le respect du titre pour le genre et pour l’œuvre de Lovecraft dont il s’inspire, c’est doucement l’ennui qui vient prendre le pas sur le fun. Sans véritablement n’avoir rien à lui reprocher, on n’y trouve rien non plus de tout à fait mémorable. Cependant, il faut souligner la volonté de proposer un vrai jeu de rôle, et non pas ce qu’on appelle habituellement à tort un RPG sous le prétexte de la présence d’un arbre de compétences, ainsi que le succès de l’adaptation de Lovecraft. On conseillera donc essentiellement le jeu aux fans de l’Appel de Cthulhu, le jeu de rôle papier, qui devraient sans trop de risques y retrouver leurs marques, ainsi qu’aux lecteurs assidus de Lovecraft, même si ces derniers ont en ce moment fort à faire…
Retenez qu’une démo de Stygian: Reign of the Old Ones est proposée sur son site officiel.