Avis aux pacifistes : ce n’est point à la pointe de l’épée, mais bien du bout de la plume qu’il nous revient d’unifier les peuples de Chants of Sennaar, un curieux jeu d’aventure inspiré du mythe de la tour de Babel, que l’on doit au studio toulousain Rundisk. Alors que chaque communauté vit recluse à son propre étage de l’édifice, devenue incapable de comprendre les autres tant sur le plan linguistique que culturel, c’est à nous que revient la charge de décrypter leurs idéogrammes pour résoudre des énigmes et rétablir la communication entre elles.
Derrière ce concept séduisant se cache un exercice délicat, car il s’agit de laisser au joueur une grande liberté d’exploration tout en le lâchant dans un environnement dont presque tous les codes lui échappent de prime abord. Savoir lui distiller les connaissances dont il a besoin pour progresser n’est pas chose aisée, car à trop le guider, on ferait disparaître tout l’intérêt du gameplay, tandis qu’on risquerait à l’inverse de le décourager s’il finissait par tourner en rond sans savoir où chercher. Alors, les équipes Rundisk sortent-elles triomphantes de ce numéro d’équilibriste ?
(Test de Chants of Sennaar réalisée sur PC à partir d’une copie fournie par l’éditeur)
La Tour de Babel
Les premières minutes de Chants of Sennaar, qui font office de tutoriel, nous apprennent à nous servir de son mécanisme central : découvrir de nouveaux mots, inférer leur sens que l’on note dans notre glossaire, puis s’en servir pour résoudre des énigmes qui nous permettent d’avancer. De temps à autre, une page d’un carnet de croquis s’ouvre à nous, nous demandant l’idéogramme correspondant à chaque image afin de valider nos trouvailles. Cela nous permet de vérifier périodiquement nos déductions, mais on ne saurait que trop conseiller de les noter au fur et à mesure.
Du fait de son caractère essentiellement visuel, le jeu met de côté un aspect essentiel du langage : celui du rapport entre l’oral et l’écrit. En effet, les personnages s’expriment à travers des bulles qui comportent directement les symboles écrits, nous évitant d’avoir à rechercher en prime l’équivalence entre phonèmes et caractères. Il n’aurait certes pas été impossible d’explorer cette dimension sonore du langage, mais cette surcouche de complexité, en plus de constituer un défi supplémentaire, aurait potentiellement alourdi le jeu, qui a su trouver en l’état une belle fluidité.
En effet, au-delà du défi linguistique lui-même, le jeu n’oublie pas d’être avant tout un vecteur d’émerveillement. Chants of Sennaar se garde ainsi d’être austère, et nous emmène dans un voyage dépaysant où chaque étage de la tour est l’occasion de découvrir un environnement haut en couleur et en personnalité. La direction artistique, à la fois épurée et prononcée, tape un nouveau coup dans l’œil à chaque fois, nous baignant dans des ambiances très caractérisées qui nous permettent de saisir en un regard à quel type de civilisation nous avons cette fois affaire.
J’écris donc je suis
Ainsi, au-delà des différences strictement esthétiques entre les paliers de la Tour, ceux-ci incarnent également une diversité de systèmes de croyances. Qu’il s’agisse de s’en remettre à Dieu, à la science, à l’art ou à l’ordre militaire, les valeurs de chaque peuple affectent ainsi son architecture, son organisation sociale et même, ce qui nous intéresse en premier lieu ici, sa langue. Ainsi, des glyphes simples et anguleux des soldats au système de numération complexe des alchimistes, l’écriture se fait le reflet physique d’un mode de pensée et des besoins d’une société.
Cela ne s’arrête d’ailleurs pas là puisque le vocabulaire lui-même est révélateur des préoccupations de chaque civilisation, mais également de sa perception d’elle-même et des autres. Les concepts ne coïncident ainsi pas toujours parfaitement d’une langue à l’autre, et il faudra alors, pour traduire efficacement certaines notions, comprendre à quoi elles peuvent se rapporter dans une autre culture. Ainsi, qu’est-ce qu’une formule chimique peut représenter aux yeux d’une communauté qui ne raisonne qu’en termes de religion ? Que sont les bardes aux yeux des guerriers ?
En outre, le travail linguistique va plus loin que la seule correspondance entre un signifiant et un signifié, où le vocabulaire du jeu se substituerait simplement au nôtre dans une syntaxe inchangée. En effet, chaque peuple a également sa propre grammaire, sa propre manière de former le pluriel ou la négation et d’agencer les mots selon leur fonction dans la phrase. Cela impose une gymnastique intellectuelle qui, sans être extraordinairement complexe, nécessite de bien avoir en tête le fonctionnement de chaque langue et incite à faire l’aventure d’une traite.
Friandise pour linguistes
À cet égard, les joueurs qui ont l’expérience d’avoir étudié plusieurs familles de langues seront sans doute avantagés dans leurs traductions, car ils retrouveront dans l’écriture de certains peuples des caractéristiques propres à des langues non latines et en reconnaîtront peut-être plus spontanément les logiques. Ainsi, ceux qui ont étudié des langues basées sur des idéogrammes auront peut-être le réflexe d’y chercher des clés qui peuvent renseigner sur le sens ou la fonction grammaticale des signes. D’autres seront plus habitués à jongler avec l’ordre des mots.
Toutefois, il n’est vraiment pas nécessaire d’avoir des connaissances linguistiques particulières pour décoder les dialogues de Chants of Sennaar. La réussite du jeu tient en effet en bonne partie à l’équilibre habile entre la complexité de ses langues, qui renouvelle le défi à chaque étage, et leur accessibilité. Ainsi, si on peut se sentir un instant dépassé à chaque découverte d’un nouveau set de glyphes, le game design minutieux fait en sorte que l’on retrouve toujours ses marques progressivement, avec quelques pierres de Rosette gisant ici et là en guise de coups de pouce.
D’ailleurs, malgré les spécificités de chacune, les langues de Chants of Sennaar restent avant tout conçues pour être faciles à aborder à l’écrit. De fait, s’il serait en pratique bien plus malaisé de décrypter ainsi, en peu de temps et sur la base d’une poignée d’exemples, la logique de la plupart de nos langues humaines, celles du jeu présentent les caractéristiques des langues isolantes qui, à l’image du mandarin, ne présentent pas d’affixes grammaticaux (dit plus grossièrement, les mots ne se conjuguent et ne s’accordent pas, et la syntaxe repose largement sur l’ordre des mots).
Correspondances
Bien sûr, ce système a ses limites, qui se retrouvent principalement à deux égards. D’abord, les combinaisons entre signifiants et signifiés sont forcément limitées, ce qui rend possible de simplement toutes les essayer, en particulier lorsque l’on ne doute plus que d’une seule traduction pour compléter une page du carnet. Résoudre les énigmes elles-mêmes de la même manière s’avère suffisamment rébarbatif pour décourager de s’atteler à cette méthode, mais n’est néanmoins pas impossible, surtout si l’on a déjà compris une partie de la réponse attendue.
À l’inverse, on est parfois en mesure d’inférer le sens d’un idéogramme d’après le contexte, mais il ne nous est pas possible de le valider avant d’avoir activé l’ensemble des éléments que le jeu estime nécessaires à sa compréhension, puisque c’est seulement à ce moment-là que la page du carnet avec le croquis correspondant devient disponible. Par ailleurs, les illustrations qui servent de support peuvent quelquefois porter à confusion, par exemple s’agissant de déterminer si on nous interroge sur un objet ou sur l’action qu’il sert à effectuer (ou qui est réalisée dessus).
Dans l’ensemble, les énigmes restent généralement assez simples à résoudre une fois tous les éléments rassemblés, si bien qu’il est probable, si l’on se sent bloqué à un moment donné, que l’on soit passé à côté d’un détail du décor ou d’une pièce à explorer. En ce sens, la fonction « indice », qui permet de mettre en évidence les objets avec lesquels il est possible d’interagir, peut s’avérer salvatrice. De même, et c’est l’aspect un peu fastidieux du gameplay, on sera fréquemment amené à revenir sur ses pas à la recherche de l’objet ou de la porte dérobée qui nous avait échappé.
Dédale
À cet égard, le décor peut prendre des airs de cauchemar labyrinthique, car entre ses portes discrètes, son entrelacs de passages en arrière-plan et ses changements de perspective de pièce en pièce, il peut être difficile d’y retrouver son chemin. Si cette confusion participe à l’ambiance énigmatique de l’ensemble, la route devenant un puzzle comme un autre, elle peut ainsi également susciter de la frustration. C’est de fait une autre raison de préférer faire le jeu sur un courte période de temps, tant que l’on a en mémoire la succession de salles par lesquelles on vient de passer.
Toutefois, l’égarement fait aussi partie intégrante de la direction artistique, qui évoque aussi bien les enchevêtrements d’escaliers de Monument Valley que les planches vertigineuses de Moebius. Malgré son économie de traits et de détails, ses aplats de couleurs tantôt douces, tantôt vives, donnent une identité visuelle forte à Chants of Sennaar et à chacun de ses environnements, parvenant tout à la fois à insuffler des atmosphères variées et à donner une cohérence à l’ensemble. La musique, assez discrète, concourt à donner un peu de profondeur à ces tableaux.
Le décor est d’ailleurs lui-même un élément essentiel du game design, riche en indications nous permettant de comprendre le sens des glyphes. En ce sens, les limitations de la progression de salle en salle (certaines devant être débloquées) est aussi un moyen de contrôler le volume de nouveaux caractères qui nous sont donnés à traduire et l’ordre dans lequel nous sommes en mesure de les décoder. Cela permet ainsi d’éviter d’être noyé par une surcharge d’informations, pour peu que l’on prenne bien la peine de toujours valider nos déductions dès que possible.
Une aventure protéiforme
Le décor est également l’outil de quelques scènes d’infiltration, au cours desquelles l’on doit se glisser derrière des personnages peu accueillants, ce qui nous oblige à prendre notre temps pour étudier les lieux. On ne peut pas dire qu’il s’agisse de la mécanique la plus enthousiasmante du jeu, mais elle est utilisée avec suffisamment de parcimonie pour venir apporter un peu de variété au gameplay sans pour autant devenir une corvée. À un autre moment, il s’agit d’échapper à un ennemi plus agressif, ce qui bouscule le tempo du jeu pour lui apporter cette fois du dynamisme.
En outre, une fois que l’on a pleinement décodé plusieurs langues, vient ce qui est sans doute l’étape la plus satisfaisante : les phases d’interprétariat. Ici et là sont en effet parsemés des écrans au travers desquels différents peuples essaient de communiquer, mais ne peuvent se comprendre sans notre aide. C’est enfin le moment de mettre en pratique toutes les connaissances que nous avons accumulées sur eux, de renouer les liens entre les communautés et de voir comment nos actions vont impacter favorablement, par petites touches, la vie au sein de la Tour.
Chants of Sennaar esquive habilement l’écueil d’une trop grande répétitivité en injectant çà et là de nouvelles tâches qui viennent casser son rythme. Avec sa durée de vie d’une dizaine d’heures, il permet ainsi d’explorer pleinement les mécanismes linguistiques au cœur de son gameplay sans créer de lassitude. Sans trop en dire, il se conclut en outre sur une dernière partie plus intense qui, tout en faisant office de climax, permet de revoir son aventure sous un nouveau jour et apporte de l’originalité à un scénario qui pouvait jusque-là sembler assez attendu.
Chants of Sennaar parvient ainsi à embrasser pleinement le potentiel de son concept, trouvant la juste mesure entre ses énigmes et le sens de l’émerveillement de tout bon jeu d’aventure. Les amateurs de linguistique devraient tout particulièrement trouver leur compte dans le soin qui a été accordé à la création des langues du jeu, mais la progression en douceur de la complexité rend l’exercice accessible à tous. On ne peut néanmoins s’empêcher de se poser la question du défi de la localisation, afin d’adapter la courbe de difficulté pour les locuteurs de langues non latines.
Alors qu’on pouvait penser que le mythe de la tour de Babel était un motif déjà éculé, Chants of Sennaar y apporte un vent de fraîcheur (et de couleurs) bienvenu. Surtout, en filigrane, il pose la question des liens qu’entretiennent culture et langage, grattant ainsi au-delà de la surface du simple jeu de correspondances, et donnant une véritable matière philosophique à son univers. Avec son gameplay unique, son identité visuelle affirmée et son message bienveillant, le jeu de Rundisk est ainsi sans aucun doute l’une des curiosités vidéoludiques les plus malignes de cette année.