Avec Mass Effect, BioWare a livré en 2007 un immense RPG space-opéra. Au-delà d’un gameplay profond et exigeant, l’écriture particulièrement soignée et l’univers passionnant avaient emporté l’adhésion du public. Fort de ce premier succès, le studio a mis en chantier un deuxième opus plus axé action, plus accessible. Mass Effect 2 avait déçu quelques conservateurs, mais s’était révélé tout aussi palpitant que son aîné, et avait décroché le titre de jeu Electronic Arts le mieux noté sur Metacritic. Pour ce Mass Effect 3 sorti en mars 2012, le studio d’Edmonton avait la lourde tâche de ne pas décevoir, et devait répondre à une question : comment conclure la trilogie Shepard en apothéose ?
Le Vieil Homme et la Guerre
Alors que la menace des moissonneurs fut purement théorique pendant deux épisodes, dès l’introduction de ce troisième opus, la guerre est bel et bien réelle. Dès les premières minutes de jeu, le changement de ton est indiscutable. L’introduction est brutale, et plonge le joueur dans l’enfer d’une guerre que l’on sait presque perdue d’avance.
La Terre est victime de l’arrivée de ces monstres cyclopéens, qui dévastent tout sur leur passage, et moissonnent les vies humaines comme le faucheur les blés en plein été. Les humains ne sont pas à la hauteur, leurs armes sont inefficaces, rien ne saurait arrêter le massacre. Seul.e un.e Shepard déchu.e de son titre de « Commander », mélancolique, presque abattu.e, doit mener cette lutte désespérée.
Plus que jamais, ce Mass Effect 3 brille par son ton shakespearien. La fin des temps est là, et l’opus final de la saga ne saurait être autre chose qu’une immense tragédie.
Pour conclure sa trilogie en beauté, BioWare fait le choix d’axer tout son jeu sur cette guerre contre les Moissonneurs. Après le désespoir face à l’attaque de ces monstres sur Terre, Shepard décide de contre-attaquer. Mais comment faire pour ne plus être des victimes et prendre l’ascendant sur cette menace inarrêtable ? Pour que cela puisse être réalisable, deux conditions doivent être réunies. Tout d’abord récupérer sur Mars les plans d’une arme ultime. Puis, étant donné que seul contre tous vous n’aurez aucune chance, Shepard va devoir unir les races de la galaxie face à cet ennemi commun.
La quête de l’arme (qui arrive dès la deuxième mission) vous mettra en compétition avec Cerberus, qui est déjà sur le coup. Vous devrez donc affronter aussi des êtres humains, alors que vous tentez de les sauver. Ce qui amènera un plot scénaristique important, Shepard étant tiraillé entre l’envie de sauver tout le monde, et la prise de conscience que peut-être tout le monde ne mérite pas d’être sauvé. Un questionnement intérieur qui continuera à assaillir le protagoniste tout au long de son odyssée, jusqu’au dénouement final.
Pour ce qui est de la deuxième tâche à accomplir, bon mousquetaire que vous êtes, en proclamant un « tous pour un, un pour tous », vous devrez rallier Asaris et Turiens, Krogans et Galariens, Quariens et Humains sous la même bannière. Pour ce faire, vous devrez régler un grand nombre de conflits politiques qui rongent les relations entre espèces. Préparez-vous à multiplier les allers et retours à travers la galaxie pour créer une armée capable de tenir tête aux Moissonneurs.
Pour ne pas gâcher l’expérience narrative que représente Mass Effect 3, nous ne saurions aller plus loin dans l’exposition du scénario. Trahisons, choix difficiles, sacrifices et romances seront bel et bien au rendez-vous, afin de vous amener jusqu’à la confrontation finale.
Sachez tout de même que pour profiter au mieux de cet opus, il vous faudra impérativement avoir terminé les deux premiers volets. Sans quoi, vous passerez à côté de quantité de clins d’œil et de références aux épisodes précédents. Par ailleurs, la disparition d’un personnage historique de la saga n’aura que peu d’impact sur le joueur si celui-ci n’a pas connaissance de l’importance dudit personnage.
La Guerre Éternelle
L’immense succès du deuxième épisode de Mass Effect (plus de 4 millions d’exemplaires vendus) avait convaincu Electronic Arts de remettre le couvert pour un troisième épisode, en encadrant d’autant plus le développement et les méthodes de management internes à BioWare. Une fois de plus, cela va avoir un immense impact sur le ressenti in-game, et sur la façon dont les joueurs vont accueillir le jeu.
En termes de gameplay, les premières minutes de M.E. 3 sont déroutantes. Dirigistes au possible, elles vous placent dans un long couloir rappelant les FPS modernes. Certes, la mise en scène est spectaculaire, mais dites adieu à votre liberté. Servant plus ou moins de tutoriel, cette séquence d’ouverture vous met face à des vagues d’ennemis qu’il suffit d’éliminer pour progresser.
Fort heureusement, cette introduction ne préfigure en rien le reste du titre, mais elle place les joueurs et les fans de Mass Effect dans une situation étrange, où l’on se demande pourquoi on joue à Binary Domain alors que Shepard figure bien sur la jaquette du jeu. Une impression amère s’ajoute alors à l’ambiance déjà pesante qui règne sur une mise en scène lourde.
Toutefois, une fois le passage terrestre terminé, M.E.3 reprend sa structure ouverte habituelle, et l’aventure peut enfin prendre son essor. Ou pas.
Les envies de cinéma d’E.A. sont tellement prégnantes qu’elles transpirent à l’écran. Il y a plus d’explosions à l’écran qu’il n’y en a jamais eu dans les deux premiers opus (Michael Bay n’est pas loin). Les cinématiques (très nombreuses) regorgent d’effets de mise en scène. Plus que jamais, Shepard se croit dans un film. Mais cinéma et jeu vidéo sont des médias bien différents, et il en résulte que l’aventure, si elle est impressionnante, pèche par manque de rythme.
Electronic Arts poussera également le studio BioWare à inclure un mode multijoueur dans leur Mass Effect 3. Au grand dam de Casey Hudson, réalisateur de la saga, qui avait insisté pour que le jeu reste uniquement une expérience narrative solo. Le studio d’Edmonton brillera tout de même, en livrant un mode multijoueur bien ficelé, très inspiré des canons de l’époque et offrant une grande variété de modes de jeu.
Enfin, les pontes d’E.A. insistent afin que ce Mass Effect satisfasse le plus grand nombre, des joueurs occasionnels avides d’action aux RPGistes de la première heure. M.E.3 offre ainsi le choix au joueur en début de partie ce choisir son mode de jeu : Histoire, Action ou RPG. Le mode Histoire met l’accent sur la narration, les combats sont peu nombreux, et il est pensé pour offrir une aventure très simple d’accès. Le mode Action s’adresse à ceux qui veulent une expérience de pur cover shooter. Enfin, le mode RPG offre l’expérience la plus complète, avec de multiples choix à faire, une gestion des compétences et de l’inventaire accrue, et vous pourrez de nouveau attribuer les points d’expérience durement gagnés comme vous l’entendrez.
Ce Mass Effect 3 est un produit taillé pour plaire au grand public, sans exclure les fans de la première heure. Toutefois, il n’est pas exempt de défauts.
L’Ombre du Bourreau
Abordons directement les choses qui fâchent : le scénario n’est pas à la hauteur. Le scénariste historique de la série, Drew Karpyshyn, démissionne de BioWare/E.A. entre le deuxième et ce troisième épisode. Navré des décisions prises en haut lieu, désemparé face aux critiques qui lui sont adressées, il préfère quitter le navire avant de perdre son intégrité. Les bruits de couloir racontaient à cette époque que le scénariste avait été remercié suite aux nombreuses allusions sur la relation entre E.A. et BioWare qu’il avait incluses dans Mass Effect 2.
Mac Walters prend donc le relais. Le monsieur n’est pas un nouveau, puisqu’il est l’auteur des comic books dérivés de la série Mass Effect (il sera également en charge du scénario de Mass Effect Andromeda en 2017, mais cela est une autre histoire). Il connaît donc parfaitement le lore de la saga, et a longtemps collaboré main dans la main avec Karpyshyn. Cependant, l’exercice est périlleux. Peut-être trop périlleux pour lui. Écrire un script pour un tel monument du jeu vidéo, l’écriture des quêtes, des dialogues et des multiples embranchements nécessaires pour que Mass Effect reste Mass Effect est une tâche colossale.
Walters s’en tirera tout de même haut la main, mais sans la virtuosité de la plume de Karpyshyn aux commandes, étant donné que l’aventure de Shepard et ses enjeux sont plus ternes. Faisons un petit comparatif : la première mission importante de ce M.E.3 consiste à récupérer les plans d’une arme secrète. Celle de M.E.1 consistait à inspecter et probablement sauver une colonie en péril (ce qui amènera à la découverte d’une trahison), et celle de M.E.2 fera renaître de ses cendres un Shepard ayant déjà côtoyé la mort de nombreuses fois.
Si les enjeux sont importants à chaque fois, nous avons la délicate impression que la facilité règne dans ce Mass Effect 3.
Facilité que l’on retrouve également dans la composition musicale, très largement en-deçà du travail de Jack Wall sur les deux premiers épisodes. E.A. remercie Wall après la sortie de M.E.2 et embauche pour le remplacer une Dream Team composée Sascha Dikiciyan (Dark Messiah, Prototype), Sam Hulick (arrangeur sur Mass Effect 1 et 2), Chris Lennertz (Soul Plane), Clint Mansell (compositeur sur six films de Darren Aronofsky, dont The Fountain) et Cris Velasco (Borderlands, God of War, Darksiders). Sur le papier, on a une équipe de très haut vol. Et pourtant, l’alchimie ne fonctionne pas. Comme si cette équipe de grands talents s’était évertuée à imiter le travail de Wall sans y apposer sa propre personnalité. En résulte une immense déception, avec une OST plate et sans véritable moment de bravoure.
Enfin, venons-en là où le bât blesse véritablement : le level design. La structure des niveaux de ce troisième épisode est tout bonnement catastrophique. On navigue dans des couloirs à peine masqués. Et ceux qui pensaient que les leçons du deuxième opus avaient été retenues se trompaient lourdement. Plus que jamais, nous sommes dans un TPS d’action, et on s’y ennuie ferme.
Alors que nous sommes cernés et que tout explose en permanence dans tous les sens, l’ennui guette pendant les missions d’action. Assez surréaliste, n’est-il pas ? Le level design, même s’il est associé à un gameplay dynamique (mais qui jamais ne se renouvelle) n’apporte aucune surprise. Depuis la première mission jusqu’au dernier niveau du jeu, la répétitivité est là. Qui plus est, le jeu est d’une facilité rare, sauf si vous jouez en mode difficile.
Rappelons le contexte : la guerre. La plus grande guerre que l’humanité ait jamais connue. Et pourtant, à aucun moment on ne se sent stressé, en danger ou soucieux de l’avancée globale de l’ennemi sur les troupes alliées. La structure même du jeu est discutable. On reprend à peu de choses près celle de Mass Effect 2, mais dans un contexte totalement différent : la guerre intergalactique.
Mais ne soyez pas inquiets : vous aurez tout le temps de vaquer à vos occupations où bon vous semble. Un souci sur une planète ou pour une espèce en particulier ? Shepard reçoit un courriel dans sa boîte mail du futur, et avec sa petite troupe s’en ira résoudre le conflit une fois qu’il aura fini de récolter les ressources de la planète d’à côté. Sachant que le Shepard-gang aura juste besoin d’une vingtaine de minutes face à des hordes d’ennemis à l’intelligence très artificielle pour résoudre le problème.
Ce qui a pour conséquence de réduire à néant les enjeux, d’autant plus qu’aucune difficulté ne viendra s’opposer à la résolution d’un conflit qui, sur le papier, semblait pourtant perdu d’avance. Un bien triste constat, car malgré ses défauts, cet opus reste encore aujourd’hui dans le cœur d’une vaste communauté.
Le Successeur de pierre
Nous ne pouvons pas aborder le cas de Mass Effect 3 sans parler des polémiques ayant eu lieu à sa sortie. Sa fin avait en particulier fait tourner bien des têtes. Aux yeux de celui qui écrit ces lignes, la fin est en accord avec toute l’odyssée de Shepard : shakespearienne, donc forcément tragique. Aucune issue heureuse ne pouvait être attendue par celui ou celle qui avait vécu les heures les plus sombres de l’humanité aux côtés du Commandant du Normandy.
Abordant certains thèmes pourtant centraux de la saga (le transhumanisme, les intelligences artificielles, la valeur d’une vie – humaine ou autre), ce point final a provoqué un tollé. Peut-être parce qu’un final qui tient de 2001, l’Odyssée de l’Espace était trop inattendu (et cela se discute…) dans une saga que beaucoup associent à Star Wars.
Quoi qu’il en soit, la/les fin(s) possible(s) n’avaient pas plu à un certain nombre de joueurs. À force de pétitions et de réclamations sur les réseaux sociaux, E.A. finit par exiger de BioWare que le studio corrige le tir. Les développeurs s’exécutent et, quelques mois plus tard, produiront un DLC gratuit intitulé « Extended Cut » qui met à jour la manière dont l’aventure galactique prend fin.
L’auteur de cet article prendra part à cette querelle de manière simple : rappelons simplement que beaucoup d’auteurs ont dû faire machine arrière suite à des décisions qui ont heurté leur public. Sir Arthur Conan Doyle avait dû ramener à la vie Sherlock Holmes, Akira Toriyama n’a jamais pu tuer San Goku pour de bon, Netflix a supprimé la scène du suicide de 13 Reasons Why… Et dans le cinéma, les exemples de « director’s cut » ne manquent pas non plus.
Mass Effect 3 fait partie de ces œuvres qui demandent du temps pour être digérées et comprises. Le chant du cygne de Shepard ne pouvait pas se faire entendre sans heurts.
La trilogie Shepard s’est étalée sur près de cinq ans, de 2007 à 2012. Celles et ceux qui ont parcouru de fond en comble chacun de ses épisodes ont passé au total plusieurs centaines d’heures sur ces jeux. Comment dès lors faire le deuil d’une époque et de ses souvenirs ?
Il ne s’agit pas juste de s’interroger sur la fin de la trilogie, mais aussi de pointer cette mélancolie qui accompagne ce dernier épisode. Mass Effect a réussi, comme d’autres séries de jeux comme les Zelda, Resident Evil ou Metal Gear, à tisser un lien très fort entre les fans et ses personnages de fiction. Un lien qui a notamment été entretenu pendant cinq longues années, grâce à des produits dérivés, comics, romans ou film d’animation. Comment vivre la mise à mort d’une telle épopée ?
Tout l’investissement émotionnel du joueur ne fait qu’accroître son exigence vis-à-vis des derniers instants de sa licence de cœur. Il n’est pas toujours facile d’accepter de laisser partir ces personnages auxquels on s’est attaché. Quand l’histoire doit se terminer, certains font donc difficilement le deuil et, alors qu’un final doit être l’apothéose de la série, beaucoup rejettent cet instant fatidique.
Il faut donc se rendre à l’évidence : la fin de la trilogie Shepard ne pouvait que décevoir, et ce malgré sa prestation plus qu’honorable.
Car que cela soit sans équivoque : Mass Effect 3 est un grand jeu. Un RPG superbe, et une aventure spatiale exceptionnelle. Mais il a pour lourde tâche de succéder à deux aînés portés aux nues par la critique et le public. Il est le moins bon M.E. de la trilogie Shepard, mais reste un space-opéra de génie.
Le Temps n’est Rien
Mass Effect a déchaîné les passions. Les fans ont vécu les aventures spatiales de Shepard et de son équipage avec une telle émotion que jamais ils n’ont laissé la licence mourir.
Les posts continuent à fleurir encore aujourd’hui, près de quinze ans après la sortie du premier épisode, concernant les théories sur l’endoctrinement de Shepard, les easter eggs laissés par Drew Karpyshyn, ou la signification des fins (celle de l’extended cut étant la seule canon).
Un tel succès et une communauté si active ne pouvaient qu’attirer de nouveau l’attention des exécutifs d’E.A. Quand ces derniers ont annoncé le développement de Mass Effect Andromeda en 2016, Internet a connu une effervescence rare. Nous ne manquerons pas de revenir sur cet épisode à part.
C’est aujourd’hui avec une certaine fébrilité que les Shepard qui ont traversé la galaxie aux commandes du Normandy attendent la résurrection de cette immense trilogie dans sa Legendary Edition. Ramener du passé cette aventure spatiale est un pari risqué, peut-être pas financier (nous savons tous que les remasters et remakes fonctionnent bien en termes de ventes), mais les fans et les critiques sont des publics difficiles à contenter.