Sorti tout droit de l’imagination de Muneyuki Kaneshiro – Billion Dogs, Akû le Chasseur Maudit, Jeux d’enfants… – Jagaaan est une oeuvre aussi atypique que passionnante. Disponible depuis 2017 au Japon, il aura fallu attendre ce début 2019 pour enfin avoir le droit de poser nos mains sur une version française de ce Seinen édité par Kazé pour nous autres francophones.
Au dessin, on retrouve Nishida Kensuke – I am a Hero in Nagazaki – qui offre ici un travail très pointu et aussi réaliste qu’exagéré par moment. Gore et ne pas à mettre entre toutes les mains, car aussi sexuel par moments, Jagaaan est pour nous une très bonne surprise que l’on n’attendait pas à ce niveau.
Le pitch
Shintarô Jagasaki est un petit flic de quartier dans la bourgade de Buppa faisant partie de la préfecture de Tokyo. D’apparence calme et prévenant, Jagasaki se sent enfermé dans un quotidien professionnel et personnel monotone et sans saveur. Son boulot ne lui apporte aucune satisfaction, tant il est humilié par jeunes et moins jeunes ne respectant pas sa fonction, alors que sa vie de couple semble prendre un chemin tout tracé, celui du mariage et des enfants qui viennent avec.
Insatisfait de sa condition, il ne rêve que d’action et de pouvoir enfin tirer avec son arme de service. Tirer sur ces gens qui ne respectent pas son autorité et le maintien de l’ordre, tirer sur sa petite amie qui l’étouffe ou encore sur ses collègues qui ne le comprennent pas. Tout cela pour être libre et pimenter sa vie, mais ce n’est là qu’un rêve, un fantasme, qui n’aurait jamais dû devenir réalité.
Un jour comme tous les autres, un phénomène étrange se produisit uniquement dans la ville de Buppa, une pluie de batraciens tomba d’un coup d’un seul sur la bourgade, et si cela est déjà improbable en soit, ce qui suit l’est encore plus. Ces petites créatures n’ont rien à voir avec les grenouilles habituelles et entrent dans le corps des gens pour en prendre le contrôle et les transformer en ce que l’on appelle des Détraqués.
Des monstres qui n’ont plus rien d’humain et qui sont guidés par leurs obsessions passées qui se matérialisent par une transformation physique de l’hôte, lui donnant un aspect des plus horribles. Perdant toute raison, il tue alors aveuglément et ne s’arrête que lorsque envoyé six pieds sous terre.
La même chose se produit alors pour Jagasaki, sauf que ce dernier ne devient pas un Détraqué comme les autres, mais voit son bras droit devenir une arme à feu biologique monstrueuse capable de tuer les Détraqués d’un coup d’un seul – enfin, pour le moment -. Accompagné d’une chouette bavarde nommée Doku, faisant office de guide pour notre protagoniste, il devient alors le héros qu’il a toujours rêvé d’être et est rebaptisé Jagaaan par son compère volant. Mais tout ceci ne sera pas sans conséquence.
La critique
À lire le pitch comme cela, on pourrait aisément croire que Jagaaan est un Seinen tout ce qu’il y a de plus classique, d’autant plus qu’il y a aussi quelques petits airs de Shonen qui s’en dégagent. Et c’est là sa force, car il est aussi simple à comprendre que profond dans son propos. À première vue, il ressemble à une simple parodie de tout ce qui a été fait dans le genre, tant le synopsis est perché et loufoque, mais va beaucoup plus loin que cela et se sert de l’absurdité de son propos pour en créer la profondeur.
Car ce qui est important dans Jagaaan ce ne sont ni les batraciens ni la chouette qui parle ou encore le fait que Jagasaki doive manger des petites boules de crottes pour gérer sa transformation, non, ce qui importe c’est l’humain dernière tout cela. Car finalement, si les grenouilles aident les gens à devenir des créatures sanguinaires, elles ne font que faire rejaillir les obsessions, la personnalité et les envies des personnes qu’elles contrôlent, les monstres étant déjà présents dans le psychisme égoïste de chacune d’elles.
La transformation et la violence qui en découle ne sont que des matérialisations physiques et factuelles de tout ceci et c’est en cela que Jagaaan est intéressant, car il propose différents niveaux de lecture.
D’un côté on peut y voir un Seinen violent, gore, parfois érotique et de l’autre une critique acerbe de l’humain et de son mode de vie. Celui qui n’arrive pas à se contenter de ce qu’il est et a, qui recherche toujours plus, et qui ne trouve le bonheur que dans l’accomplissement de ses vices. Tout ceci est porté par un humour des plus noirs et une imagerie très gore propre à certains Seinen, Jagaaan ne cachant quasiment rien lorsqu’il s’agit de bras découpés, de têtes qui volent et de créatures repoussantes, ce qui est aussi le cas pour son érotisation, même si certains attributs sexuels sont parfois masqués.
En plus de cela, Jagaaan propose une écriture agréable et un rythme narratif suffisamment soutenu pour maintenir en haleine du début à la fin. Les intrigues sont claires, les personnages bien construits et facilement identifiables, alors que l’évolution de l’histoire sur les deux tomes disponibles pour le moment est des plus réussies et donne envie de lire la suite. Il y a bien parfois ici et là quelques raccourcis scénaristiques assez visibles ou des clichés propres au genre, mais rien qui ne viennent gâcher la lecture.
On retrouve très clairement la patte Kaneshiro dans ce manga avec un ton totalement décalé, tout en étant très grave et dans l’urgence, s’en dégage une identité forte lui permettant de se démarquer du reste, et ce n’est pas pour nous déplaire.
Le dessin est aussi de très bonne facture. Le coup de crayon prononcé de Kensuke sied à merveille au récit. On ne peut que tirer notre chapeau quant à l’imaginaire développé au niveau design des Détraqués ou encore au soin apporté aux visages et aux expressions faciales, certes dans l’excès bien souvent, mais on y trouve un style caricatural qui est à prendre dans le bon sens du terme.
Un vrai régal pour les yeux, et on y trouve surtout le plaisir de voir le dessin parler aussi bien que le texte pour retranscrire les émotions des personnages, ainsi que les différentes situations qu’ils rencontrent. On sent tout de même quelques influences et sources d’inspirations ici et là, notamment avec Parasite qui est d’ailleurs cité dans le tome 1, plus comme hommage qu’autre chose, mais même ainsi, Jagaaan finit par imposer sa propre touche artistique et devenir par là-même une oeuvre unique en son genre.
Lorsque l’on est face à un bon manga, on le sent dès les premières pages et dès le premier tome. Jagaaan est clairement un très bon manga qui va en s’améliorant au fil de son récit en développant personnages et propos comme il se doit. Sous ses airs de parodie, avec son scénario tiré par les cheveux, se cache une véritable pépite narrative au propos fort et intéressant. Tout, du dessin à l’écriture, en passant par le ton du manga, séduit. En seulement deux tomes, nous sommes tombés sous le charme de cette série et on a vraiment hâte de dévorer la suite.